Il avait bien senti le temps passer, pendant toute cette aventure. Les trois quarts du temps, il avait eu une trouille bleue — comme tous les autres, sans doute, tous sauf peut-être Roland —, mais ça oui, le temps était bien réel. Il n’avait pas eu cette sensation qu’il lui filait entre les doigts, même quand ils marchaient le long de l’I-70 avec des balles fichées dans les oreilles, à regarder les voitures figées et à écouter le gazouillis de cette bête que Roland appelait une tramée.
Mais après la confrontation dans le palais de cristal avec l’Homme Tic-Tac, le vieil ami de Jake et aussi le vieil ami de Roland (Flagg… ou Marten… ou — tout simplement — Maerlyn), le temps avait changé.
Mais pas tout de suite. On a d’abord fait un tour dans cette foutue boule rose… on a vu Roland tuer sa mère par erreur… et quand on est revenu…
Oui, c’était là que ça s’était passé. Ils s’étaient réveillés dans une clairière à, quoi, une quarantaine de kilomètres du Palais Vert. Ils le voyaient toujours, mais ils avaient tous compris qu’il s’agissait d’un autre monde. Quelqu’un — ou quelque force — les avait transportés au-dessus ou à travers la tramée pour les ramener au Sentier du Rayon. Qui ou quoi que ce fût, il avait eu la délicatesse de leur emballer un pique-nique à chacun, avec un N’Oz-A-La et des biscuits Keebler, plus familiers.
Près d’eux, accrochée à une branche d’arbre, ils avaient trouvé un mot de cet être que Roland avait bien failli tuer dans le Palais : « Renoncez à la Tour. C’est votre dernier avertissement. » Ridicule, vraiment. Croire que Roland pourrait renoncer à la Tour, c’était comme l’imaginer en train de tuer le bafouilleux de compagnie de Jake pour le faire rôtir à la broche pour le dîner. Aucun d’eux ne renoncerait à la Tour Sombre. Dieu leur vienne en aide, ils iraient jusqu’au bout, maintenant.
Il reste un peu de lumière, avait dit Eddie le jour où ils avaient trouvé le mot de Flagg. Vous voulez qu’on en profite, ou quoi ?
Oui, avait répondu Roland de Gilead. Profitons-en.
Et c’est ce qu’ils avaient fait, ils avaient suivi le Sentier du Rayon à travers des champs infinis à ciel ouvert, séparés les uns des autres par ces horripilantes bandes de broussailles irrégulières. Ils n’avaient pas croisé signe de vie humaine. Le ciel était resté bas et nuageux, jour après jour, nuit après nuit. Et parce qu’ils suivaient le Sentier du Rayon, il arrivait que les nuages juste au-dessus d’eux se mettent à bouillonner et se déchirent, dévoilant des pans bleus, mais jamais pour très longtemps. Une nuit, ils s’étaient écartés assez longtemps pour leur laisser admirer la pleine lune, avec un visage nettement dessiné : le méchant rictus du Colporteur, avec son regard de côté et complice. Roland en avait déduit que c’était la fin de l’été ; mais pour Eddie, c’était tout et n’importe quoi, comme saison, avec cette herbe toute molle, ou carrément morte, ces arbres (le peu qu’ils croisaient) dénudés, ces buissons roussis et rabougris. Il y avait peu de gibier, et pour la première fois depuis des semaines — depuis qu’ils avaient quitté la forêt où régnait Shardik, l’ours cyborg — il leur arrivait de se coucher l’estomac presque vide.
Pourtant, se rappela Eddie, tout ça n’était rien à côté de cette impression d’avoir perdu toute notion du temps lui-même : ni heures, ni jours, ni semaines, ni saisons, pour l’amour du ciel. La lune disait peut-être à Roland qu’on était à la fin de l’été, le monde autour d’eux rappelait plutôt la première semaine de novembre, ce lent assoupissement vers l’hiver.
Eddie avait décidé à ce moment-là que le temps était en grande partie créé par des événements extérieurs. Quand il se passait plein de conneries intéressantes, le temps avait l’air de passer vite. Mais quand on était coincé dans les emmerdes habituelles, le temps ralentissait. Et quand tout s’arrêtait, qu’il ne se passait plus rien, le temps se barrait par la même occasion. Il pliait bagages pour se faire une petite virée à Coney Island. Ça paraissait barjo, vu comme ça, mais c’était vrai.
Est-ce qu’il ne se passait vraiment plus rien ? Eddie s’était mis à y réfléchir (comme de toute façon, il n’avait rien de mieux à faire que de pousser le fauteuil roulant de Susannah à travers ces champs interminables, ça lui laissait largement le temps de réfléchir). La seule bizarrerie qui lui était venue à l’esprit depuis qu’ils avaient quitté le Cristal du Magicien, c’était ce que Jake appelait le Nombre Mystère, et c’était sans doute sans importance. Ils avaient dû résoudre une devinette mathématique dans le Berceau de Lud pour pouvoir monter à bord de Blaine, et Susannah avait suggéré que le Nombre Mystère était un rescapé de cet épisode. Eddie était loin d’être convaincu par sa théorie, mais après tout, c’était une théorie comme une autre.
Et puis en fait, qu’est-ce qu’il pouvait bien avoir de tellement spécial, le nombre dix-neuf ? Nombre Mystère, en effet. Après un moment de réflexion, Susannah avait souligné que c’était un nombre premier, au moins, comme les nombres qui leur avaient ouvert la porte vers Blaine le Mono. Eddie avait ajouté que c’était le seul situé entre dix-huit et vingt quand on comptait. Jake avait éclaté de rire, et lui avait dit d’arrêter de faire le con. Eddie, qui était assis près du feu de camp à sculpter un lapin (qui irait rejoindre dans son sac le chien et le chat), avait ordonné à Jake d’arrêter de se moquer de son seul véritable talent.
Cela faisait peut-être cinq ou six semaines qu’ils étaient de retour sur le Sentier du Rayon, quand ils tombèrent sur une double ornière assez ancienne, qui autrefois avait dû être une route. Elle ne suivait pas exactement la direction du Rayon, mais Roland les y jeta quand même. L’itinéraire était bien assez proche de celui du Sentier du Rayon pour ce qui les concernait, avait-il dit. Eddie pensa que se retrouver à nouveau sur une route allait un peu recadrer les choses, que ça allait les sortir de cette torpeur subtropicale qui les rendait dingues, mais rien du tout. La route montait, les menant à travers une série de champs en pente, étagés comme une volée de marches. Ils finirent par franchir le sommet d’une crête qui s’étendait du nord au sud. Sur l’autre versant, leur route s’enfonçait dans un bois épais. Presque une forêt de conte de fées, se dit Eddie alors qu’ils pénétraient dans ses ténèbres. Le deuxième jour (ou peut-être le troisième ou le quatrième…), Susannah abattit un jeune cerf dans la forêt, et la viande leur fut un véritable délice après un régime de burritos végétariens à la pistolero, mais il n’y avait ni orques, ni trolls dans les profondes clairières, pas plus que d’elfes — Keebler ou autres. Et plus de cerfs, d’ailleurs.
— Je cherche toujours le marchand de bonbons, fit Eddie. Ils zigzaguaient entre les grands arbres centenaires depuis plusieurs jours, alors. Peut-être même que ça faisait une semaine. Ce dont il était sûr, c’est qu’ils étaient encore assez près du Sentier du Rayon. On le voyait dans le ciel… et puis, ça se sentait.
— De quel marchand tu parles ? demanda Roland. Encore une histoire ? Si c’est le cas, j’aimerais l’entendre.