— Une minute.
Il ramassa une branche de plus, hésita, puis en prit encore une. Il parut satisfait.
— C’est bon, dit-il.
Sur le chemin du campement, il compta les branches qu’il avait ramassées, puis celles posées sur les genoux de Susannah. Dans les deux cas, le total fut égal à dix-neuf.
— Suze, l’appela-t-il.
Elle leva les yeux vers lui.
— Le temps a redémarré.
Elle ne lui demanda pas ce qu’il entendait par là et se contenta de hocher la tête.
Les bonnes résolutions d’Eddie concernant les boulrèves ne firent pas long feu. L’odeur qui montait tandis que Roland les faisait frire dans le reste de graisse qu’il avait gardée dans sa vieille bourse râpée (cette foutue habitude qu’il avait de mettre de côté) était tout simplement irrésistible. Eddie reçut sa part dans l’une des assiettes anciennes qu’ils avaient trouvées dans les bois de Shardik et il engloutit le tout.
— C’est aussi bon que du homard, lâcha-t-il, avant de se rappeler les monstres qui avaient arraché les doigts de Roland, sur la plage.
— Aussi bon que les hot-dogs de Nathan, c’est ça que je voulais dire. Désolé de t’avoir taquiné, Jake.
— Ne t’inquiète pas, fit Jake avec un sourire. Tu n’y vas jamais très fort.
— Il y a une chose qu’il faut que vous sachiez, dit Roland en souriant — il souriait plus, ces derniers temps, beaucoup plus —, mais son regard restait sérieux. Vous tous. Les boulrèves provoquent parfois des rêves très entraînants.
— Tu veux dire qu’ils te font planer ? demanda Jake, un peu gêné.
Il pensait à son père. Elmer Chambers avait essayé beaucoup de choses vraiment bizarres, dans sa vie.
— Planer ? Je ne suis pas sûr de…
— Ça te décalque. Tu es parti. Tu vois des trucs. Comme quand tu as pris la mescaline et que tu es allé dans ce cercle de pierre où cette chose a failli… tu sais, où elle a failli me faire du mal.
Roland réfléchit un moment, replongeant dans ses souvenirs. Il y avait une sorte de succube emprisonné dans ce cercle de pierre. Si Roland l’avait laissé faire, la présence aurait sans doute initié Jake Chambers sexuellement, puis elle l’aurait baisé à mort. Mais il se trouve que Roland l’avait fait parler. Pour le punir, le démon lui avait envoyé une vision de Susan Delgado.
— Roland ? l’appela Jake, le regard inquiet.
— Ne te préoccupe pas, Jake. Il existe des champignons qui ont le genre d’effets dont tu parles — la modification de l’état de conscience, l’exaltation —, mais pas les boulrèves. Ce sont des baies, faites pour être mangées. Mais si vos rêves sont particulièrement réalistes, rappelez-vous simplement que vous êtes en train de rêver.
Eddie trouva ce petit discours plutôt bizarre. Pour commencer, ça n’était pas le genre de Roland de se montrer tellement soucieux de leur santé mentale. Ni de gaspiller ses mots, d’ailleurs.
Les choses ont redémarré et il le sait, lui aussi, pensa Eddie. Il y a eu un petit temps mort, mais maintenant le chrono tourne à nouveau. La partie reprend, comme on dit.
— On organise un tour de veille, Roland ? demanda Eddie.
— Je ne parierais pas là-dessus, répondit le Pistolero, très à l’aise, en se roulant une cigarette.
— Tu ne penses vraiment pas qu’ils soient dangereux, pas vrai ? dit Susannah, levant les yeux vers les bois, où les arbres perdaient leurs contours et se fondaient dans l’obscurité générale. La petite étincelle qu’ils avaient remarquée avait disparu, mais ceux qui les suivaient étaient toujours là. Susannah les sentait. Lorsqu’en jetant un œil à Ote, elle constata qu’il regardait dans la même direction, elle n’en fut pas surprise.
— Je pense même que c’est tout leur problème, dit Roland.
— Mais qu’est-ce que ça veut dire, bon sang ? demanda Eddie.
Mais Roland refusa d’en dire plus. Il restait simplement là, allongé au milieu de la route, un morceau de peau de cerf roulé sous la nuque, à contempler le ciel noir en fumant.
Plus tard, le ka-tet de Roland dormit. Ils ne firent pas de tour de garde et ne furent pas dérangés.
Les rêves, quand ils se montrèrent, n’avaient rien de rêves habituels. Ils en eurent tous conscience, sauf peut-être Susannah, qui en un sens très réel était totalement absente cette nuit-là.
Mon Dieu, me revoilà à New York, pensa Eddie. Puis, immédiatement après : Me revoilà à New York, pour de bon. Tout ça est réel.
Ça l’était. Il était bien à New York. Sur la 2e Avenue.
C’est alors qu’il vit apparaître Jake et Ote au coin de la 54e Rue.
— Salut, Eddie, fit Jake avec un sourire jusqu’aux oreilles. Bienvenue à la maison.
La partie reprend, pensa Eddie. La partie reprend.
CHAPITRE 2
Le délire de New York
Jake s’endormit le regard perdu dans l’obscurité la plus pure — pas une étoile dans ce ciel nocturne et nuageux, pas de lune non plus. Alors qu’il sombrait, il eut cette sensation de chute familière qu’il reconnut avec consternation ; dans sa vie précédente d’enfant soi-disant normal, il avait souvent fait ces rêves de chute, notamment au moment des examens, mais ils avaient cessé depuis sa renaissance violente dans l’Entre-Deux-Mondes.
Puis la sensation de chute s’évanouit. Il entendit une petite mélodie brève, comme un carillon, presque trop beau : au bout de trois notes on avait envie que ça s’arrête, et à la douzième on était sûr de mourir si ça continuait. Chaque son semblait faire vibrer ses os. Hein qu’on dirait de la musique hawaïenne ? pensa-t-il. Car bien que ce petit carillon n’eût rien à voir avec le gazouillis funeste de la tramée, il n’en était pas si loin.
Pas si loin.
Et puis, juste au moment où il crut qu’il n’en pouvait plus, cet air terrible et splendide se tut. Derrière ses yeux clos, les ténèbres s’illuminèrent d’un éclat rouge sombre.
Il les ouvrit avec précaution dans la lumière resplendissante du soleil.
Et se retrouva bouche bée.
Bouche bée face à New York.
Les taxis défilaient, dessinant un sillage jaune scintillant sous le soleil. Un jeune homme passa sans se presser à côté de Jake, avec son baladeur sur les oreilles, battant du pied dans sa sandale au rythme de la musique, en marmonnant un « cha-da-ba, cha-da-bow ». Un marteau-piqueur vrillait les tympans de Jake. Des masses de ciment tombèrent dans la benne d’un camion dans un fracas qui se répercuta sur les façades des immeubles. Le monde n’était qu’un fracas monstrueux. Sans s’en apercevoir, il s’était habitué aux silences profonds de l’Entre-Deux-Mondes. Non, plus que ça. Il en était venu à les aimer. Pourtant, le bruit et l’effervescence avaient leur charme, Jake ne pouvait le nier. De retour dans le délire de New York. Il sentit un sourire lui étirer les lèvres.
— Ake ! Ake ! gémit une voix basse, plutôt abattue.
Jake baissa les yeux et vit Ote assis sur le trottoir, sa queue sagement enroulée autour de lui. Si le bafouilleux ne portait pas de petites bottes rouges et Jake n’arborait pas les fameux mocassins rouges (Dieu merci), tout ça ressemblait quand même beaucoup à leur visite dans le Gilead de Roland, qu’il avait atteint en voyageant dans le Cristal rose du Magicien. La boule de cristal qui avait causé tant de problèmes et de malheur.