Pas de cristal, cette fois-ci… il avait suffi qu’il s’endorme. Mais ce n’était pas un rêve. Il y avait plus d’intensité que dans aucun rêve qu’il avait jamais fait, plus de texture. Et puis…
Et puis, les gens ne se donnaient pas la peine de faire un détour pour les contourner, lui et Ote ; ils se tenaient à gauche de l’entrée d’un bar appelé le Kansas City Blues. Tandis que Jake se faisait cette remarque, une femme enjamba carrément Ote, remontant un peu sa jupe droite noire au-dessus du genou. Son visage préoccupé (Je suis la New-Yorkaise typique, je m’occupe de mes affaires, essayez pas de m’arnaquer, voilà ce que ce visage disait à Jake) resta imperturbable.
Ils ne nous voient pas, mais ils nous sentent, en quelque sorte. Et s’ils nous sentent, c’est qu’on doit être là pour de vrai.
La première question qui lui vint logiquement fut : pourquoi ? Jake y réfléchit pendant un moment, puis il décida d’y revenir plus tard. Il savait que la réponse viendrait en temps et en heure. En attendant, pourquoi ne pas profiter de New York, tant qu’il était là ?
— Viens, Ote, dit-il, et il tourna au coin de la rue.
Le bafouilleux, qui n’était visiblement pas un gars de la ville, marchait tellement près de lui que Jake sentait son souffle lui caresser la cheville.
La 2e Avenue, pensa-t-il. Puis : Mon Dieu…
Avant même que sa réflexion n’aille plus loin, il aperçut Eddie Dean devant la maroquinerie Barcelona ; il avait l’air hébété et carrément déplacé, avec son vieux jean, sa chemise et ses mocassins en daim. Il avait les cheveux propres, mais ils lui pendaient aux épaules et sa coiffure suggérait qu’il n’avait pas vu un professionnel du ciseau depuis un bout de temps. Jake se dit soudain qu’il ne devait pas avoir une meilleure dégaine lui-même. Lui aussi portait une chemise en daim et, en bas, les restes plutôt usés des Dockers qu’il portait le jour où il avait quitté la maison pour de bon, mettant le cap sur Brooklyn, Dutch Hill, et un autre monde.
Pas plus mal que personne puisse nous voir, se dit Jake, pour se raviser très vite. Si les gens les avaient vus, ils auraient probablement fait fortune avant midi, en vendant leurs fringues. Cette idée le fit sourire.
— Salut, Eddie, lança-t-il. Bienvenue à la maison.
Eddie hocha la tête, l’air perplexe.
— Je vois que tu as amené ton ami.
Jake se baissa et tapota affectueusement Ote sur la tête.
— C’est ma carte American Express à moi. Je ne vais nulle part sans lui.
Jake aurait bien poursuivi dans ce registre — il se sentait spirituel, pétillant, avec plein de choses amusantes à raconter — quand quelqu’un apparut au coin de la rue, passa devant eux sans les regarder (comme tous les autres) et que tout bascula. Il s’agissait d’un gosse portant des Dockers qui ressemblaient à celles de Jake, tout simplement parce que c’étaient celles de Jake. Pas celles qu’il portait en ce moment, mais c’étaient bien les siennes, pas de doute. Tout comme les tennis. C’étaient celles que Jake avaient perdues à Dutch Hill. Le type en plâtre qui montait la garde devant la porte entre les mondes les lui avait littéralement arrachées des pieds.
Le garçon qui venait de les dépasser s’appelait John Chambers, c’était lui, seulement dans cette version, il avait l’air doux et innocent, et douloureusement jeune. Comment as-tu survécu ? demanda-t-il à son propre dos qui s’éloignait. Comment as-tu survécu à la tension mentale, au fait d’être devenu fou, d’avoir fugué de la maison, et à cette horrible baraque de Brooklyn ? Et surtout, comment as-tu survécu au gardien de la porte ? Tu dois être plus fort que tu en as l’air.
Eddie dut y regarder à deux fois, et son expression était tellement comique que Jake éclata de rire malgré sa surprise. Ça lui rappelait ces BD humoristiques dans lesquelles un personnage essaie de regarder dans deux directions à la fois. Il baissa les yeux et vit la même expression sur la tête d’Ote. Ce qui ne fit que rendre les choses encore plus poilantes.
— Putain, qu’est-ce qui se passe ?
— Ralenti, fit Jake, et il éclata de rire encore plus fort.
Il trouva qu’il avait un rire de maboul à la con, mais il s’en fichait. Il se sentait maboul.
— C’est comme quand on observait Roland dans le Grand Hall, à Gilead, seulement là on est à New York, et on est le 31 mai 1977 ! C’est le jour où j’ai filé à l’anglaise de Piper ! On se la repasse au ralenti, mec !
— Filé à… ? commença Eddie, mais Jake ne lui laissa pas l’occasion de finir.
Une autre idée venait de le frapper. Sauf que frapper était loin d’être assez fort. Il fut littéralement enterré, comme un homme qui se retrouve sur la plage au moment où un raz-de-marée déboule. Son visage se mit à rayonner d’un tel éclat qu’Eddie recula d’un pas.
— La rose, souffla-t-il.
Il se sentait une faiblesse dans le diaphragme, qui lui interdit de parler plus fort, et il avait la gorge aussi sèche qu’une tempête de sable.
— Eddie, la rose !
— Eh bien, quoi ?
— C’est le jour où je la vois !
D’une main tremblante, il toucha l’avant-bras d’Eddie.
— Je vais à la librairie… puis sur le terrain vague. Il me semble qu’il y avait un traiteur…
Eddie acquiesça ; il commença à avoir l’air très excité, lui aussi.
— Chez Tom et Gerry, Charcuterie fine et artistique, au coin de la 2e et de la 46e…
— Le traiteur a disparu, mais la rose est toujours là ! Ce moi qui descend la rue va la voir, et nous aussi, on peut la voir !
À ses mots, les yeux d’Eddie s’enflammèrent.
— Faut y aller, alors. Putain, on doit pas te perdre. Le perdre. On se comprend, quoi.
— Pas de panique, répondit Jake. Je sais où il va.
Le Jake devant eux — le Jake de New York, le Jake du printemps 1977 — marchait lentement, en regardant partout, clairement en train de sécher les cours. Le Jake de l’Entre-Deux-Mondes se rappelait très précisément ce que ressentait ce garçon : le brusque soulagement quand les voix qui se battaient à l’intérieur de sa tête
(Je suis mort !)
(Non je suis pas mort !)
avaient fini par arrêter leurs chamailleries. C’était près de la palissade en bois, avec les deux hommes d’affaires qui jouaient au morpion avec un stylo Mark Cross. Et puis il y avait eu le soulagement d’avoir quitté Piper et cette super-composition de dingue en anglais, dans la classe de Mme Avery. Le devoir de fin d’année comptait pour 25 % de la moyenne du semestre, et là-dessus Mme Avery avait été très claire, et Jake avait fait du charabia. Le fait qu’elle lui ait récemment rendu un A+ n’y changeait rien, tout ce que ça montrait, c’est que c’était le monde entier qui foirait, qui tournait au dix-neuf.
Se sentir libéré de tout ça — même pour un court moment — avait été super. Tu m’étonnes qu’il séchait les cours.