— Je crois qu’on est censé entrer, Jake.
— Ouais… fit-il dans un long soupir. Moi aussi, c’est ce que je crois.
Ils entrèrent et passèrent inaperçus, et Eddie fut soulagé de compter vingt et un livres sur le présentoir qui avait attiré l’attention du garçon. Sauf que, bien sûr, quand Jake en retira les deux qu’il voulait — Charlie le Tchou-tchou et le livre de devinettes —, il n’en restait que dix-neuf.
— Tu as trouvé quelque chose, fiston ? demanda une voix douce.
Il s’agissait d’un gros type, vêtu d’une chemise blanche ouverte sur la poitrine. Derrière lui, accoudé à un comptoir qu’on aurait dit chipé dans un grand hôtel du début du siècle, un trio de vieux gars buvaient leur café en grignotant des pâtisseries. Un échiquier avec une partie en cours était posé sur la plaque de marbre.
— Ce type, assis au bout, il s’appelle Aaron Deepneau, chuchota Jake. C’est lui qui va m’expliquer la devinette avec Samson ;
— Chuuut ! fit Eddie.
Il voulait entendre la conversation entre Calvin Tower et le Gamin de Soixante-Dix-Sept. Elle lui paraissait tout à coup extrêmement importante… mais pourquoi est-ce qu’il faisait si sombre, dans ce foutu trou ?
Sauf qu’il ne fait pas sombre du tout. À cette heure-ci, le côté est de la rue est inondé de soleil, et avec la porte ouverte la boutique reçoit toute la lumière. Comment peux-tu dire qu’il fait sombre ?
Parce que c’était le cas, bizarrement. La lumière du soleil — le contraste formé par la lumière du soleil — ne faisait qu’amplifier le phénomène. Le fait de ne pas pouvoir voir l’obscurité ne faisait qu’empirer les choses… et Eddie comprit une chose terrible : ces gens étaient en danger. Tower, Deepneau, le Gamin de Soixante-dix-sept. Probablement lui et le Jake de l’Entre-Deux-Mondes, et Ote, aussi.
Ils étaient tous en danger.
Jake contempla cet autre lui-même, plus jeune, qui reculait devant le libraire, les yeux s’agrandissant de surprise. C’est parce qu’il s’appelle Tower, se rappela Jake. C’est ça qui m’a surpris. Pas à cause de la Tour de Roland, pourtant — je ne savais même pas qu’elle existait, à l’époque —, mais à cause de cette image que j’avais mise sur la dernière page de mon devoir de fin d’année.
Il y avait collé une photo de la Tour penchée de Pise, puis il en avait noirci la silhouette avec un Crayola, la rendant aussi sombre que possible.
Tower lui demanda son nom. Le Jake de soixante-dix-sept le lui dit et Tower blagua un petit peu. Et c’était de la bonne blague, du genre qu’on peut échanger avec les adultes qui n’ont rien contre les gosses.
— C’est un nom qui sonne bien, partenaire. On dirait le nom d’un héros de western — l’étranger qui arrive un beau jour à Black Fork, Arizona, qui nettoie la ville et puis qui reprend sa route. Un roman de Wayne D. Overholser, peut-être.
Jake se rapprocha de son vieux moi (une partie de lui se disait : « quel sujet formidable ça ferait sur “Saturday Night Live” ») et ses yeux s’écarquillèrent :
— Eddie !
Il chuchotait toujours, alors qu’il savait que personne dans la librairie ne pouvait…
Sauf qu’ils pouvaient peut-être, à un niveau différent. Il se rappela la dame sur la 54e Rue, remontant sa jupe au-dessus du genou pour enjamber Ote. Et à présent, les yeux de Calvin Tower qui glissaient légèrement dans sa direction avant de revenir sur l’autre version de lui.
— Ce serait peut-être bien de ne pas attirer inutilement l’attention, lui murmura Eddie à l’oreille.
— Je sais, mais jette un œil à Charlie le Tchou-tchou, Eddie !
Ce qui fit Eddie. Au début, il ne vit rien — à part Charlie, bien sûr. Charlie avec son fanal en guise d’œil, et son sourire de chasse-pierres un peu filou. Puis le regard d’Eddie remonta sur la couverture.
— Je croyais que c’était une femme du nom de Béryl Evans qui avait écrit Charlie le Tchou-tchou, chuchota-t-il.
Jake acquiesça.
— Moi aussi.
— Mais alors, qui est cette Claudia y Inez Bachman ?
— Aucune idée, répondit Jake. Jamais entendu parler de ma vie.
L’un des vieillards accoudés au comptoir vint vers eux d’un pas nonchalant. Eddie et Jake reculèrent. À cet instant, Eddie ressentit un petit déchirement glacé dans la colonne vertébrale. Jake était très pâle, et Ote poussait une série de petits gémissements graves. Quelque chose clochait, c’était sûr. En fait, ils avaient effectivement perdu leur ombre, mais Eddie ne savait pas comment.
Le Gamin de Soixante-Dix-Sept venait de sortir son portefeuille pour payer les deux livres. Il y eut encore quelques paroles échangées, des rires bon enfant, puis il se dirigea vers la porte. Lorsque Eddie s’engagea derrière lui, le Jake de l’Entre-Deux-Mondes l’attrapa par le bras.
— Non, pas encore… je vais revenir.
— Tu peux bien reclasser tout ce fourbi par ordre alphabétique, je m’en fous, fit Eddie. Sortons sur le trottoir.
Jake y réfléchit en se mordant la lèvre, puis acquiesça. Ils se dirigèrent vers la sortie, puis s’immobilisèrent, avant de s’écarter pour laisser entrer l’autre Jake. Le livre de devinettes était ouvert. Calvin Tower s’était replongé dans sa partie d’échecs au comptoir. Il arborait un sourire aimable.
— Tu as finalement décidé de boire un café, ô vagabond hyperboréen ?
— Non, je voulais juste vous demander…
— C’est la partie sur la devinette de Samson, dit le Jake de l’Entre-Deux-Mondes. Ça n’a pas d’importance, il me semble. Sauf que ce gars, là, Deepneau, va chanter une chouette chanson, si tu veux l’entendre.
— Je vais faire l’impasse, fit Eddie. Viens.
Ils sortirent. Et même si tout clochait toujours sur la 2e Avenue — ce sentiment d’obscurité sans fin derrière la scène, derrière le ciel même — c’était quand mieux que dans Le Restaurant Spirituel de Manhattan. Au moins on était à l’air frais.
— Je vais te dire, fit Jake, tu n’as qu’à aller au coin de la 2e Avenue et de la 46e, maintenant.
D’un coup de tête, il désigna la version de lui qui écoutait Aaron Deepneau chanter.
— Je nous rattraperai.
Eddie réfléchit une seconde, puis secoua la tête. Le visage de Jake s’assombrit un peu.
— Tu ne veux pas voir la rose ?
— Tu te fous de moi ? Bien sûr que je veux la voir, répondit Eddie. Ça me rend dingue.
— Alors…
— J’ai pas l’impression qu’on en ait fini, dans le coin. Je sais pas pourquoi, mais c’est comme ça.
Jake — dans sa version de soixante-dix-sept — avait laissé la porte ouverte en rentrant et Eddie se plaça sur le seuil. Aaron Deepneau racontait à Jake une devinette qu’ils soumettraient plus tard à Blaine le Mono : Qui va son cours, mais ne marche point, qui a une bouche, mais ne dit rien ? Pendant ce temps, Jake de l’Entre-Deux-Mondes consultait une fois de plus le tableau dans la vitrine (William Faulkner Poêlés, Raymond Chandler Rôtis). Il fronçait les sourcils, exprimant plutôt le doute et l’angoisse que la mauvaise humeur.