— Le panneau, il est différent, lui aussi.
— En quoi ?
— Je ne m’en souviens plus.
— C’est important ?
Jake se tourna vers lui. Sous les sourcils froncés, il avait des yeux égarés.
— Je ne sais pas. C’est une autre devinette. Je déteste les devinettes !
Eddie ne pouvait que compatir. Quand une Béryl n’est-elle pas une Béryl ? Quand c’est une Claudia, souffla-t-il.
— Hein ?
— Non, rien. On ferait bien d’y aller, Jake, ou bien tu vas te rentrer dedans.
Jake lança à John Chambers un regard alarmé, puis suivit les conseils d’Eddie. Et lorsque le Gamin de Soixante-Dix-Sept se retrouva sur la 2e Avenue avec ses livres neufs dans la main gauche, le Jake de l’Entre-Deux-Mondes adressa à Eddie un sourire fatigué.
— Il y a une chose que je me rappelle, dit-il. En quittant cette librairie, j’étais certain de ne jamais y revenir. Et pourtant c’est le cas.
— Si on considère qu’on est plus des fantômes que des personnes réelles, je dirais que ça se discute.
Eddie donna à Jake une petite tape amicale sur la nuque.
— Et si vraiment tu as oublié quelque chose d’important, Roland pourra peut-être t’aider à t’en souvenir. Il est bon, à ce petit jeu.
Soulagé, Jake fit un large sourire. Il savait d’expérience que le Pistolero était effectivement doué pour aider les gens à se souvenir. Alain, l’ami de Roland, était sans doute le plus apte à toucher l’esprit d’autrui, et son autre ami Cuthbert était celui doté du plus grand sens de l’humour dans leur ka-tet de l’époque, mais avec les années, Roland avait développé de foutues qualités d’hypnotiseur. Il aurait fait un tabac à Las Vegas.
— On peut me suivre, maintenant ? demanda Jake. Et aller voir la rose ?
Du regard, il balaya la 2e Avenue — cette avenue à la fois éclatante et sombre — avec une sorte de perplexité mécontente.
— C’est sans doute mieux, là-bas. La rose arrange tout.
Eddie était sur le point d’acquiescer quand une berline Lincoln gris anthracite s’arrêta devant la librairie de Calvin Tower. Elle se gara près du trottoir jaune, en face d’une bouche d’incendie, sans aucune hésitation. Les portières avant s’ouvrirent, et quand Eddie vit qui sortait du côté conducteur, il attrapa l’épaule de Jake.
— Aouh ! fit ce dernier. Eh, ça fait mal !
Mais Eddie était ailleurs. En fait, il renforça son étreinte sur l’épaule du garçon.
— Doux Jésus, souffla Eddie, Seigneur Jésus, qu’est-ce que c’est que ça ? Bon Dieu, qu’est-ce que c’est que ça ?
Jake regarda Eddie passer du blanc au gris. Les yeux lui sortaient des orbites. Non sans difficulté, Jake décrocha la main vissée à son épaule. Eddie fit mine de la soulever pour désigner quelque chose, mais n’en eut pas la force. Elle retomba le long de sa hanche avec un petit bruit mat.
L’homme qui était descendu du côté passager de la berline la contourna, pendant que le chauffeur ouvrait la portière arrière, côté trottoir. Même aux yeux de Jake, leurs mouvements paraissaient synchronisés, comme des pas de danse. L’homme à l’arrière portait un costume cher, mais ça ne suffisait pas à masquer le fait qu’il n’était qu’un petit bonhomme courtaud avec une bedaine et des cheveux noirs qui grisonnaient aux tempes. Des cheveux pleins de pellicules, à en juger par l’état des épaules de son costume.
Pour Jake, il fit soudain plus sombre que jamais ; il leva la tête pour voir si le soleil ne s’était pas caché derrière un nuage. Pas de nuage, mais il lui sembla qu’une couronne noire s’était dessinée autour du cercle lumineux, comme un anneau de mascara autour d’un œil grand ouvert.
Un peu plus bas dans la rue, la version 1977 de lui regardait à travers la baie vitrée d’un restaurant, et Jake s’en rappelait même le nom : Marna Chow-Chow. Non loin de là se trouvait le disquaire Tower of Power, où, se disait-il, Les Tours se vendent à pas cher, aujourd’hui. Si ce Jake-là avait regardé en arrière, il aurait vu la berline grise… mais non. L’esprit du Gamin de Soixante-dix-sept était résolument tourné vers l’avenir.
— C’est Balazar, dit Eddie.
— Quoi ?
Eddie désignait le gars courtaud, qui s’était arrêté pour ajuster sa cravate Sulka. Les deux autres étaient maintenant debout à ses côtés. Tous deux avaient l’air à la fois détendus et sur leurs gardes.
— Enrico Balazar. Et il a l’air beaucoup plus jeune. Bon Dieu, il a à peine la quarantaine !
— On est en 1977, lui rappela Jake. Puis, le temps que l’idée fasse son chemin : C’est ce type que Roland et toi vous avez tué ?
Eddie avait raconté à Jake l’histoire de la fusillade au club de Balazar en 1987, en évitant les détails les plus sanglants. Comme par exemple le fait que Kevin Blake avait balancé la tête du frère d’Eddie dans le bureau de Balazar, dans l’espoir de les faire sortir à découvert, lui et Roland. Henry Dean, le Grand Sage & Éminent Junkie.
— Ouais, fit Eddie. Le type que Roland et moi on a tué. Et celui qui conduisait, là, c’est Jack Andolini. Triple Mocheté, comme on l’appelait, mais jamais en face. Il a passé une de ces portes avec moi, juste avant le début de la fusillade.
— Roland l’a tué, lui aussi. Pas vrai ?
Eddie hocha la tête. C’était plus simple que d’essayer d’expliquer comment Jack Andolini était mort, aveugle, défiguré par les pinces déchirantes et les mâchoires monstrueuses des homarstruosités qui l’avaient déchiqueté sur la plage.
— L’autre garde du corps, c’est George Biondi, Gros Blair. Je l’ai tué moi-même. Je vais le tuer, plutôt. Dans dix ans.
On aurait dit qu’il était sur le point de s’évanouir d’une minute à l’autre.
— Eddie ! Ça va ?
— Je crois, oui. Il faudra bien que ça aille.
Ils s’étaient écartés de l’entrée de la librairie. Ote était toujours tapi contre la cheville de Jake. Plus bas dans la 2e Avenue, l’autre Jake avait disparu.
En ce moment, je suis en train de courir, pensa Jake. Peut-être que là, je saute au-dessus du chariot du livreur UPS. Je cours à fond en direction du traiteur, parce que je suis sûr que c’est le moyen de retourner dans l’Entre-Deux-Mondes. Le moyen de retourner jusqu’à lui.
Balazar scruta son reflet dans la vitrine, à côté du panneau « Menu du jour ». Du bout des doigts, il fit bouffer une dernière fois les petites touffes de cheveux sur ces tempes, avant de passer la porte ouverte. Andolini et Biondi lui emboîtèrent le pas.
— Des durs, ces mecs, dit Jake.
— Les plus durs, acquiesça Eddie.
— Ils viennent de Brooklyn.
— Ben, ouais.
— Qu’est-ce que des durs de Brooklyn viennent faire dans une librairie d’occasion de Manhattan ?
— J’imagine que c’est ce qu’on est censé découvrir. Jake, je t’ai fait mal, à l’épaule ?
— Ça va. Mais je n’ai pas très envie de retourner là-dedans.
— Moi non plus. Alors allons-y.
Et ils rentrèrent dans Le Restaurant Spirituel de Manhattan.
Ote était toujours blotti contre les pieds de Jake et il gémissait. Jake ne raffolait pas du bruit, mais il le comprenait. Dans la librairie, la peur était palpable. Deepneau était assis derrière l’échiquier, jetant un regard mécontent à Tower, et aux nouveaux arrivants, qui n’avaient pas franchement l’air de bibliophiles en quête de quelque obscure édition originale dédicacée. Les deux autres vieux types au comptoir finirent leur café avec de grandes gorgées bruyantes, avec cet air de types qui viennent de se rappeler qu’ils avaient un rendez-vous très important à l’autre bout de la ville.