— Qu’est-ce qu’on va faire, Jake ? Par l’Homme Jésus, Tous les deux ! Ils allaient bien ! Ils couraient, c’est tout, et puis… et si les Loups arrivent ? Et s’ils arrivent pendant qu’on est encore là ? Il vaudrait peut-être mieux qu’on les laisse là, qu’est-ce que tu en dis ?
— On ne les laisse nulle part, répondit Jake.
Il se pencha et attrapa Francine par les épaules. Il la hissa en position assise, surtout pour l’écarter de son frère, et que ce dernier pût respirer. Sa tête bascula en arrière, répandant ses cheveux comme de la soie noire. Ses paupières papillonnèrent, montrant le blanc lisse de ses yeux, en dessous. Sans réfléchir, Jake la gifla. Fort.
— Oh ! Oh !
Ses yeux s’ouvrirent, bleus, magnifiques et choqués.
— Lève-toi ! hurla Jake. Pousse-toi !
Combien de temps avait passé ? Comme tout paraissait immobile, maintenant que les enfants étaient retournés sur la route ! Pas un oiseau ne chantait, pas même un rouilleau ne criait. Il attendit que Roland siffle de nouveau, mais pourquoi l’aurait-il fait ? Ils étaient tout seuls, à présent.
Francine roula sur le côté, puis se remit debout en chancelant.
— Aidez-le… s’il vous plaît, sai, je vous en prie…
— Benny. Il faut qu’on lui sorte le pied du trou.
Benny tomba à genoux de l’autre côté du garçon étalé gauchement sur le sol. Il était toujours pâle, mais il serrait les lèvres en une fine ligne que Jake trouva encourageante.
— Prends-le par l’épaule.
Benny attrapa l’épaule droite de Frank Tavery. Jake saisit la gauche. Leurs regards se croisèrent au-dessus du corps inconscient du garçon. Jake fit un signe de tête.
— Maintenant.
Ils tirèrent en même temps. Les yeux de Frank Tavery s’ouvrirent — aussi bleus et aussi magnifiques que ceux de sa sœur — et il poussa un hurlement tellement haut qu’il ne produisit aucun son. Mais son pied ne se dégagea pas.
Il était enfoncé trop profond.
Une forme gris-vert se dessinait progressivement dans le nuage de poussière et ils entendaient maintenant le martèlement des sabots sur la croûte de terre. Les trois femmes de La Calla se trouvaient dans la cachette. Seuls Roland, Eddie et Susannah restaient dans le fossé, les hommes debout, Susannah agenouillée, ses cuisses musclées écartées. Ils observaient le décor, de l’autre côté de la route et le long du chemin de l’arroyo. Personne encore sur le sentier.
— J’ai entendu quelque chose, dit Susannah. L’un d’eux a dû se blesser.
— Rien à foutre, Roland, je vais les chercher, lança Eddie.
— Est-ce ce que Jake veut, ou ce que toi tu veux ? demanda Roland.
Eddie rougit. Il avait entendu la voix de Jake dans sa tête — pas les mots exacts, mais le sens de son message — et il se doutait que Roland aussi.
— Il y a cent gosses là-bas, et seulement quatre en face, dit Roland. Remets-toi à couvert, Eddie. Toi aussi, Susannah.
— Et toi ? demanda Eddie.
Roland inspira profondément, puis poussa un profond soupir.
— J’aiderai, si je peux.
— Tu ne vas pas le chercher, c’est ça ? Eddie contemplait Roland avec une incrédulité croissante : Tu n’y vas vraiment pas.
Roland jeta un regard vers le nuage de poussière et le groupe gris-vert qui se détachait en dessous, qui se découperait en cavaliers distincts, dans moins d’une minute. Des cavaliers avec des têtes de loups toutes dents dehors, encadrées par des capuches vertes. Ils ne chevauchaient pas tant qu’ils fondaient sur la rivière.
— Non, fit Roland. Impossible. Remets-toi à couvert.
Eddie resta là encore un peu là où il était, la main sur la crosse du gros revolver, le visage blême. Puis, sans un mot, il se détourna de Roland et attrapa Susannah par le bras. Il s’agenouilla à côté d’elle, puis se glissa dans le trou. Il n’y eut plus que Roland, le gros revolver posé bas sur sa hanche gauche, qui scrutait le sentier vide.
Benny Slightman était un gars bien bâti, pourtant il ne réussit pas à faire bouger le rocher qui retenait le pied de Frank Tavery. Jake le vit dès le premier essai. Son esprit (son esprit froid, très froid) essaya de comparer le poids du garçon piégé à celui de la pierre. Pour lui, la pierre était plus lourde.
— Francine.
Elle leva vers lui des yeux humides et légèrement voilés par le choc.
— Tu l’aimes ?
— Si fait, de tout mon cœur !
Il est ton cœur, pensa Jake. Bien.
— Alors aide-nous. Quand je te le dirai, tire-le aussi fort que tu pourras. Peu importe s’il hurle, tire-le quand même.
Elle opina de la tête, comme si elle comprenait. Jake espéra que c’était le cas.
— Si on ne peut pas le sortir cette fois-ci, il faudra l’abandonner.
— Jamais ! s’écria-t-elle.
Ce n’était pas le moment de se battre. Jake rejoignit Benny à côté du rocher plat et blanc. Au-delà de son rebord déchiqueté, le tibia ensanglanté de Frank disparaissait dans le trou noir. Le garçon était à présent complètement conscient, et il suffoquait. Son œil gauche roulait de terreur. Le droit était recouvert d’un voile de sang. Un morceau de cuir chevelu lui pendait au-dessus de l’oreille.
— Tu vas soulever ce rocher et tu vas le tirer hors du trou, dit Jake à Francine. À trois. Prête ?
Lorsqu’elle acquiesça, sa chevelure lui tomba en rideau devant le visage. Elle ne fit pas mine de l’écarter, et saisit son frère sous les aisselles.
— Francie, ne me fais pas de mal, gémit-il.
— La ferme, répliqua-t-elle.
— Un, dit Jake. Tu tires cette saloperie, Benny, même si ça t’arrache les couilles. Tu m’as compris ?
— Mon-salaud, compte, bon sang.
— Deux. Trois.
Ils tirèrent, l’effort leur arrachant des cris. Le rocher bougea. Francine tira son frère en arrière de toutes ses forces, tout en criant elle aussi.
Mais ce fut le cri de Frank Tavery qui couvrit tous les autres, au moment où son pied se libéra de l’étau.
Roland entendit des cris rauques, couverts par un hurlement de martyre. Il s’était passé quelque chose, là-bas, et Jake avait agi. La question demeurait : est-ce que ça avait suffi à régler la situation ?
Les gouttelettes d’eau volèrent dans la lumière matinale lorsque les Loups plongèrent dans la Whye et la traversèrent au galop, sur leurs chevaux gris. À présent Roland les voyait clairement, arrivant par vagues de cinq ou six, donnant des éperons à leurs montures. Il évalua leur nombre à soixante. Sur l’autre rive, ils disparaîtraient derrière un promontoire recouvert d’herbe. Puis ils réapparaîtraient, un kilomètre plus loin. Avant de disparaître une dernière fois, derrière une ultime colline — tous, s’ils restaient groupés comme ils l’étaient — et ce serait pour Jake la dernière chance de revenir, et qu’ils se retrouvent tous à couvert.
Il scruta le chemin, suppliant mentalement les enfants d’apparaître — suppliant Jake d’apparaître —, mais le sentier demeura désert.
Les Loups remontaient à présent la rive ouest du fleuve, leurs chevaux faisant voler la poussière d’eau qui scintillait comme de l’or dans la lumière du soleil. Des mottes de terre et une pluie de sable volaient autour d’eux. Le martèlement des sabots n’était plus qu’un roulement de tonnerre fonçant sur eux.