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— Je vais me taire, dit le garçon d’une voix rauque. Benny et la sœur de Frank opinèrent du chef.

— À un moment, nous allons nous lever et nous mettre à tirer, dit Roland. Vous trois — Frank, Francine et Benny —, vous resterez baissés. À plat ventre.

Il marqua une pause.

— Pour votre vie, restez en dehors de tout ça.

14

Allongé dans l’obscurité et l’odeur de feuilles et de terre, Roland écoutait la respiration saccadée des enfants, à sa gauche. Ce bruit fut rapidement couvert par le grondement croissant des sabots. Son imagination et son intuition se trouvèrent une nouvelle fois en alerte, plus actives que jamais. Dans trente secondes tout au plus — voire quinze — la fureur rouge de la bataille balaierait toute conscience hormis la perception la plus primitive, mais pour l’instant il voyait tout, et tout ce qu’il voyait était conforme à ce qu’il souhaitait. Et d’ailleurs, quel intérêt y avait-il à visualiser l’échec d’un plan ?

Il vit les jumeaux de La Calla allongés comme des cadavres au plus épais et au plus humide de la rizière, la boue s’insinuant à travers leurs chemises et leurs pantalons. Il vit les adultes non loin d’eux, quasiment à hauteur de la berge du fleuve. Il vit Sarey Adams avec ses plats, et Ara des Manni — l’épouse de Cantab — avec quelques-uns des siens, car Ara lançait elle aussi (bien que, en tant que membre du clan Manni, elle ne pût établir de vraie complicité avec d’autres femmes). Il vit certains des hommes — Estrada, Anselm, Overholser —, leur bah en travers de la poitrine. Vaughn Eisenhart, quant à lui, ne portait pas de bah, mais la carabine que Roland avait nettoyée pour lui. Sur la route, déboulant de l’est, il vit les colonnes de cavaliers en capes vertes, sur leurs montures grises. Ils ralentissaient, maintenant. Le soleil avait fini par se lever et miroitait sur le métal de leurs masques. Le plus ironique avec ces masques, c’était qu’il y avait plus de métal dessous que dessus. Roland laissa son imagination vagabonder, cherchant d’autres cavaliers — une faction arrivant en ville par le sud, les prenant au dépourvu, par exemple. Il n’en vit aucune. Dans son esprit du moins, l’intégralité de leurs troupes était là. Et s’ils avaient mordu à l’hameçon que leur avaient si habilement tendu Roland et le ka-tet de Quatre-Vingt-Dix-Neuf, ils devraient tous être là. Il vit les buckas alignés sur la route, côté ville, et il eut le temps de regretter de ne pas avoir détaché les bêtes de l’attelage, mais l’avantage était que l’effet d’ensemble était une impression de précipitation, ce qui n’était pas plus mal. Il vit le chemin qui menait aux arroyos, vers les mines, désaffectées ou encore en activité, et le dédale des grottes, au-delà. Il vit les meneurs s’arrêter net, tirant sur la bouche de leurs montures de leurs mains gantées, leur imprimant un rictus hargneux. Il vit à travers leurs yeux, vit des images non pas vivantes et empreintes de chaleur et de chair, mais froides comme celles des Magda-zines. Il vit le petit chapeau que Francine avait laissé tomber. Son imagination percevait aussi les odeurs, l’arôme fade mais fécond des enfants. Une odeur riche et grasse — l’odeur de ce que les Loups déroberaient aux enfants kidnappés. Son esprit percevait enfin les sons, et il entendait — faiblement — les mêmes déclics et les mêmes bruits métalliques que ceux qui émanaient d’Andy, le même gémissement grave des relais, des servomoteurs, des pompes hydrauliques, et de dieux seuls savaient quels autres mécanismes. En esprit il voyait les Loups commencer par inspecter l’entrelacs confus de traces sur la route (il espérait en tout cas qu’ils y verraient de la confusion), puis remonter du regard le chemin des arroyos. Parce que les imaginer en train de regarder dans la direction opposée, vers eux dix, dans leur trou comme des poulets dans la marmite, ne lui était d’aucun secours. Non, ils regardaient vers les mines. Il le fallait. Ils sentaient les enfants — ils sentaient peut-être leur peur autant que cette matière puissante enfouie dans leur cerveau — et voyaient les petits objets et les petits trésors que leurs proies avaient laissés derrière elles. Il les voyait en selle, sur leurs chevaux mécaniques. En attente.

Allez-y, les exhorta silencieusement Roland. Il sentit Jake remuer légèrement près de lui, sentit qu’il entendait ses pensées. Ses prières, pour ainsi dire. Allez-y. Suivez-les. Prenez ce que vous voudrez.

Un clac tonitruant résonna, émis par l’un des Loups. Suivi d’un bref hurlement de sirène. Puis vint le gazouillis désagréable que Jake avait entendu au Dogan. Ce n’est qu’après que les Loups se remirent en mouvement. Il entendit d’abord le martèlement assourdi des sabots sur l’oggan, puis sur le sol pierreux du sentier de l’arroyo. Et ce fut tout. Ces chevaux-là ne poussaient pas de hennissements nerveux, comme ceux encore attelés aux buckas. Pour Roland, ce fut suffisant. Ils avaient mordu à l’hameçon. Il glissa son revolver hors de son étui. À côté de lui, Jake bougea de nouveau, et Roland en déduisit qu’il faisait de même.

Il les avait prévenus de la configuration à laquelle s’attendre, quand ils bondiraient de leur trou : environ un quart des Loups d’un côté du chemin, tourné vers la rivière, et un autre quart, vers Calla Bryn Sturgis. Ou peut-être un peu plus, puisque s’il devait y avoir des problèmes, ce serait de la ville que les Loups — ou ceux qui les avaient programmés — s’attendraient à les voir venir. Et le reste ? Une trentaine, voire plus ? Ils remonteraient déjà le chemin. Piégés, si fait.

Roland commença à compter jusqu’à vingt, mais en arrivant à dix-neuf, il décida que c’était assez. Il replia les jambes sous lui — pas de signe d’arthrite, pas même un élancement — puis se propulsa en l’air, brandissant l’arme de son père.

— Pour Gilead et La Calla ! rugit-il. Maintenant, pistoleros ! Maintenant, Sœurs d’Oriza ! Maintenant, maintenant ! Tuez-les ! Tuez-les tous !

15

Ils surgirent de la terre comme des diables de leur boîte. Les planches volèrent de part et d’autre, dans un tourbillon d’herbes et de feuilles. Eddie et Roland tenaient chacun un revolver à crosse de bois de santal. Jake brandissait le Ruger de son père. Margaret, Rosa et Zalia avaient chacune un Riza. Susannah en avait pris deux, se tenant les bras croisés sur la poitrine, comme si elle avait froid.

Les Loups étaient déployés exactement comme Roland l’avait prédit, dans son imagination froide et meurtrière, et il ressentit un moment de triomphe, avant que toute pensée ou émotion secondaire ne soit voilée par le rideau rouge. Comme toujours, il n’était jamais aussi heureux d’être en vie qu’en se préparant à mourir vraiment. Cinq minutes de sang, de douleur et de stupidité, leur avait-il dit, et voilà qu’ils y étaient. Il leur avait aussi dit qu’il en était toujours malade, juste après, et bien que ce fût vrai, il ne se sentait jamais aussi bien qu’au moment du commencement. Il ne se sentait jamais aussi complètement et authentiquement lui-même. C’était la traîne du vieux nuage de la gloire. Peu importait que ce fussent des robots ; aucune importance, grands dieux ! L’important, c’est qu’ils s’en prenaient depuis des générations à des êtres sans défense, et que cette fois ils seraient pris complètement par surprise.

— Le haut de la capuche ! hurla Eddie, tandis que dans sa main droite, le pistolet de Roland crachait le feu et la foudre. Les chevaux et les mules des buckas reculèrent dans leurs brancards ; quelques-uns poussèrent un cri de surprise.