Hurlant le nom de Benny, Jake traversa la Route de l’Est, rechargeant le Ruger tout en marchant, marchant sans s’en rendre compte dans le sang de son ami mort. À sa gauche, Roland, Susannah et Rosa étaient en train de régler leur compte aux cinq derniers Loups qui avaient constitué l’aile nord du bataillon. Les monstres faisant tourner leurs chevaux en cercles vains et saccadés, ne sachant visiblement quoi faire, dans de telles circonstances.
— Tu veux de la compagnie, fiston ? demanda Eddie à Jake.
À leur droite, le groupe de Loups qui s’étaient positionnés sur le chemin, côté ville, gisaient tous à terre, morts. Seul l’un d’entre eux avait réussi à atteindre le fossé ; celui-là reposait la tête plantée dans la terre fraîchement retournée du trou, et son pied botté en travers de la route. Le reste de son corps était enveloppé dans sa cape verte. Il avait l’air d’un insecte mort dans son cocon.
— Bien sûr, répondit Jake.
Parlait-il à voix haute ou en pensée ? Il n’en savait rien. Les sirènes lui vrillaient les tympans.
— Tout ce que tu voudras. Ils ont tué Benny.
— Je sais. Ça craint.
— Ç’aurait dû être son salopard de père, fit Jake.
Pleurait-il ? Il n’en savait rien.
— Je suis d’accord. Tiens, un cadeau.
Dans la paume de Jake, Eddie lâcha deux boules d’environ dix centimètres de diamètre. Leur surface ressemblait à de l’acier, mais lorsque Jake les serra dans sa main, il sentit leur enveloppe s’enfoncer, comme un jouet en caoutchouc très dur. Sur le côté, il découvrit une petite plaque :
À gauche de la plaque, il trouva un bouton. Dans un coin de sa tête, Jake se demanda qui pouvait bien être ce Harry Potter. L’inventeur du vif d’argent, sans doute.
Ils atteignirent le tas de cadavres au bout du chemin. Peut-être les machines ne pouvaient-elles vraiment mourir, pourtant Jake les considérait bel et bien comme mortes, entassées et entremêlées comme elles l’étaient. Mortes, oui. Et il en était furieusement heureux. Il y eut une explosion derrière eux, suivie d’un hurlement de douleur ou de plaisir extrême. Peu importait à Jake, pour l’instant. Il concentrait toute son attention sur les Loups piégés sur le chemin. Il en restait entre dix-huit et deux douzaines.
L’un des Loups se tenait en avant, brandissant sa lumitrique crépitante. Il était à demi tourné vers ses comparses, agitant son arme en direction de la route. Sauf que ce n’est pas une lumitrique, constata Eddie. C’est un sabre laser, comme dans La Guerre des Étoiles. À part que ces sabres laser-là ne sont pas des effets spéciaux. Ils tuent vraiment. Qu’est-ce qui se passe, ici, bon Dieu ? Eh bien, le type en tête essayait de rallier ses troupes, jusque-là c’était clair. Eddie décida de couper court aux sermons. Il appuya sur le bouton d’un des trois vifs d’argent qu’il avait gardés pour lui. La boule se mit à ronronner et à vibrer dans sa main. Il avait l’impression de tenir un vibromasseur.
— Hé, Rayon de Soleil ! appela-t-il.
Le Loup de tête ne regarda pas dans sa direction, aussi Eddie se contenta-t-il de lancer le vif d’argent droit sur lui. Il l’avait envoyé en chandelle, aussi aurait-il dû heurter le sol à vingt ou trente mètres du groupe de Loup, et rouler par terre. Au lieu de quoi, il prit de la vitesse et tua le Loup net, en lui fracassant la bouche. La chose explosa, ne laissant plus rien au-dessus du cou.
— Allez-y, dit-il. Venez y goûter. Utiliser leurs propres merdes contre eux, c’est un vrai plais…
Ne tenant pas compte de lui, Jake laissa tomber les vifs d’argent qu’Eddie lui avait donnés, trébucha sur le tas de cadavres, et commença à remonter le chemin.
— Jake ? Jake, je ne crois pas que ce soit une si bonne idée…
Une main agrippa Eddie par le bras. Il fit volte-face, brandissant son arme, puis la baissant en reconnaissant Roland.
— Il ne t’entend pas, dit le Pistolero. Viens, on va le couvrir.
— Attends, Roland, attends.
C’était Rosa. Elle était couverte de sang, sans doute celui de la pauvre sai Eisenhart, pensa Eddie. Il ne vit aucune blessure sur Rosa elle-même.
— Je veux en être, dit-elle.
Ils rejoignirent Jake au moment où les derniers Loups chargeaient. Quelques-uns lancèrent des vifs d’argent. Roland et Eddie les interceptèrent sans mal. Jake tira neuf coups avec le Ruger, neuf coups sûrs et espacés, le poignet droit stabilisé par la main gauche. À chacun de ses tirs, ou bien un Loup basculait de sa selle et tombait en arrière, ou bien glissait sur le côté, pour se faire piétiner par les chevaux arrivant derrière lui. Quand il eut déchargé le Ruger, Rosa en élimina un dixième, en hurlant le nom de Dame Oriza. Zalia Jaffords les avait rejoints elle aussi, et elle eut raison du onzième.
Pendant que Jake rechargeait son arme, Roland et Eddie, debout côte à côte, se mirent à l’œuvre. Ils auraient pu se charger à eux seuls des huit rescapés (Eddie ne fut pas très surpris de constater qu’il y en avait dix-neuf, dans ce dernier groupe), mais ils laissèrent les deux derniers à Jake. Tandis qu’ils approchaient, agitant leurs lumitriques au-dessus de leurs têtes en moulinets qui auraient eu de quoi terrifier une poignée de fermiers, le garçon fit sauter d’une balle le bonnet de pensée de celui de gauche. Puis il fit un pas de côté, esquivant le dernier Loup, qui tentait une dernière charge presque à contrecœur.
Son cheval sauta par-dessus les corps empilés au bout du chemin. Susannah était de l’autre côté de la route, assise au milieu d’un fouillis de ferraille, de lambeaux de tissu vert et de masques pourrissants. Elle aussi était couverte du sang de Margaret Eisenhart.
Roland comprit que Jake voulait laisser le dernier Loup à Susannah, qui aurait eu toutes les peines du monde à les rejoindre sur le chemin, à cause de ses jambes. Le Pistolero hocha la tête. Le garçon avait vu une chose effroyable ce matin, il avait essuyé un choc monstrueux, pourtant Roland était certain qu’il allait s’en tirer. Ote — qui les attendait au presbytère du Père — l’aiderait sans aucun doute à traverser cette période de chagrin.
— Dame Oh-RIZA ! s’écria Susannah, en lançant un ultime plat, alors que le Loup faisait tourner son cheval, le dirigeant vers l’est, et ce qui devait être chez lui. Le plat s’éleva en gémissant et trancha net le dessus de la capuche verte. Pendant une seconde, ce dernier voleur d’enfants resta assis en selle, secoué de soubresauts dans le vacarme de son alarme, appelant du secours qui ne viendrait pas. Puis il bascula violemment en arrière, accomplissant un véritable salto en l’air, et s’écrasa sur le sol dans un choc mat. La sirène s’interrompit brutalement au milieu d’un vagissement.
Et c’est ainsi, se dit Roland, que s’achèvent nos cinq minutes. Il baissa un regard morne sur le canon fumant de son revolver, puis le glissa dans son étui. L’une après l’autre, les alarmes des robots abattus s’arrêtaient.