Выбрать главу

Zalia le regardait avec un air d’incompréhension hébétée.

— Roland ! s’exclama-t-elle.

— Oui, Zalia.

— C’est fini ? Ils sont vraiment morts ? Est-ce que c’est possible ?

— Tous morts, répondit Roland. J’en ai compté soixante et un, et ils sont tous là, sur la route ou dans le fossé.

Pendant un moment, la femme de Tian resta immobile, enregistrant l’information. Et alors elle fit quelque chose qui surprit un homme que plus grand-chose ne surprenait. Elle se jeta contre lui, pressant franchement son corps contre le sien, et lui couvrit le visage de baisers voraces et humides. Roland en supporta un peu, puis l’écarta. C’était l’heure de la nausée. Du sentiment d’inutilité. Cette impression qu’il mènerait des batailles de ce genre, encore et encore, pour l’éternité, perdant ici un doigt à cause des homarstruosités, peut-être un œil à cause d’une vieille sorcière vicieuse, pour sentir après chaque bataille que la Tour Sombre s’était encore éloignée au lieu de se rapprocher. Et pendant ce temps, l’arthrite sèche se fraierait un chemin jusqu’à son cœur.

Arrête, s’ordonna-t-il. Ça n’a aucun sens, et tu le sais bien.

— Est-ce qu’ils en enverront d’autres, Roland ? demanda Rosa.

— Peut-être n’en ont-ils pas d’autres à envoyer, répondit Roland. Et s’ils en envoient, il y en aura sans doute beaucoup moins. Et maintenant vous connaissez leur point faible, pas vrai ?

— Oui, dit-elle en lui adressant un sourire féroce, et un regard qui lui promettait plus que des baisers, plus tard, s’il le souhaitait.

— Traversez le champ de maïs, lui dit-elle. Toi et Zalia. Allez leur dire qu’ils peuvent revenir, qu’il n’y a plus rien à craindre. Dame Oriza a porté chance à La Calla, aujourd’hui. Et à la lignée d’Eld, aussi.

— Vous ne voulez pas venir vous-même ? lui demanda Zalia.

Elle s’était écartée de lui, les joues en feu.

— Ne voulez-vous pas venir, et les laisser vous porter en triomphe ?

— Peut-être plus tard les entendrons-nous tous pousser des cris de triomphe. Pour l’instant nous devons converser an-tet. Ce garçon a vécu un choc terrible, vous intuitez.

— Oui, dit Rosa. Oui, très bien. Viens, Zee.

Elle prit la main de Zalia.

— Aide-moi à leur porter la bonne nouvelle.

17

Les deux femmes traversèrent la route, faisant un large détour à la hauteur des restes ensanglantés du pauvre petit Slightman. Zalia se dit que le peu qu’on voyait encore de lui ne tenait plus ensemble que grâce à ses vêtements. Elle frissonna en pensant au chagrin de son père.

La dame-sai à courtes jambes du jeune homme se trouvait à l’extrémité nord du fossé, examinant les cadavres éparpillés des Loups. Elle en trouva un dont la petite chose tournante bougeait encore. Les mains gantées de vert du Loup s’agitaient convulsivement dans la poussière, comme prises de tremblote. Sous le regard de Rosa et de Zalia, Susannah ramassa un gros morceau de roche et, aussi calme qu’une nuit de Terre Vide, elle l’écrasa sur les restes du bonnet de pensée. Le Loup s’immobilisa instantanément. Le grondement sourd qu’il produisait se tut.

— Nous allons l’annoncer aux autres, Susannah, dit Rosa. Mais nous voulions d’abord te dire bravo. Et que nous t’aimons de tout cœur, vrai !

Zalia opina du chef.

— Grand merci, Susannah de New York. On ne dira jamais assez grand merci beaucoup-beaucoup.

— Oui-là, vrai, acquiesça Rosa.

La dame-sai leva les yeux et leur adressa un doux sourire. Pendant une seconde, Rosalita eut l’air un peu dubitative ; comme si elle observait dans le visage brun quelque chose qu’elle n’aurait pas dû y voir. Que Susannah Dean n’était plus là, par exemple. Puis l’expression de doute disparut.

— Nous allons porter de bonnes nouvelles, Susannah, dit-elle.

— Que la joie vous accompagne, fit Mia, fille de personne. Ramenez-les quand vous voudrez. Dites-leur qu’il n’y a plus de danger, et que ceux qui ne le croient pas viennent compter les morts.

— Votre pantalon est trempé, savez-vous, fit remarquer Zalia.

Mia hocha gravement la tête. Une autre contraction avait rendu son bas-ventre dur comme pierre, mais elle n’en montra rien.

— C’est du sang, j’en ai peur.

D’un mouvement de la tête, elle désigna le corps décapité de la femme du gros rancher.

— Le sien.

Main dans la main, les femmes s’engagèrent dans le champ de maïs. Mia vit Roland, Eddie et Jake traverser la route dans sa direction. C’était maintenant qu’il y avait danger. Mais peut-être pas tant que ça, après tout ; les amis de Susannah avaient l’air hébétés, après cette bataille. Si elle-même prenait un air un peu déconfit, peut-être n’y verraient-ils que du feu.

Elle se dit qu’il faudrait juste attendre la bonne occasion. Attendre… puis s’éclipser. Pendant ce temps, elle chevauchait la contraction de son estomac comme un bateau chevauchant un rouleau.

Ils sauront où tu es allée, chuchota une voix. Pas une voix dans sa tête, une voix dans son ventre. La voix du p’tit gars. Et cette voix disait vrai.

Prends la boule avec toi, lui ordonna la voix. Emporte-la, en partant. Ne leur laisse aucune porte pour te suivre.

Si fait.

18

Le Ruger fit claquer un seul coup de feu, et un cheval mourut.

En contrebas de la route, des rizières monta un rugissement de joie qui avait renoncé à toute incrédulité. Zalia et Rosa avaient délivré leur bonne nouvelle. Puis un hurlement déchirant de chagrin perça le brouhaha d’allégresse. Elles avaient aussi délivré la mauvaise.

Jake Chambers s’était assis sur la roue du chariot retourné. Il avait détaché les trois chevaux encore valides. Le quatrième, qui gisait avec deux jambes cassées, la bouche ourlée d’écume, avait adressé un regard au garçon, demandant de l’aide. Le garçon la lui avait donnée. À présent il contemplait le corps de son ami mort. Le sang de Benny s’insinuait dans la terre de la route. La main au bout du bras de Benny était tournée vers le ciel, comme si le garçon voulait serrer la main de Dieu. Quel Dieu ? À en croire le bruit qui courait, le sommet de la Tour Sombre était vide.

Des rizières de Dame Oriza monta un deuxième hurlement de douleur. Lequel était celui de Slightman, lequel celui de Vaughn Eisenhart ? À cette distance, se dit Jake, impossible de distinguer le fermier de son contremaître, l’employeur de l’employé. Y avait-il une leçon à tirer de tout ça, ou bien était-ce là ce que Mme Avery, de cette bonne vieille École Piper, aurait appelé la PEUR, les fausses preuves qui apparaissent comme réelles ?

Cette paume tendue vers le ciel éclatant, voilà qui était bien réel.

Les folken s’apprêtaient maintenant à chanter. Jake reconnut leur chanson. C’était une nouvelle version de celle que Roland avait chantée, lors de leur première soirée à Calla Bryn Sturgis :

Comme-à-commala Le Riz nous tombe dans les bras Tit’sœur, sors l’ombrelle-ah, Viens commala Le Riz nous tombe dans les bras Et coule la rivière, oui-là Or-i-za nous appell’là Pour voir le riz n’veau Tout n’veau, tout beau, Comme-à-commala !