Slightman acquiesça. Il retira ses lunettes et les regarda comme s’il les voyait pour la première fois de sa vie. Il les tint ainsi, devant ses yeux, pendant une seconde ou deux, puis il les laissa tomber sur la route et les écrasa du talon de sa botte. Il leva vers Roland et Jake un regard presque contrit.
— Je crois avoir vu tout ce que j’avais besoin de voir, dit-il, puis il se dirigea vers le corps de son fils.
Vaughn Eisenhart émergea du maïs. Il vit sa femme et poussa un mugissement. Puis il déchira sa chemise et se mit à frapper sa poitrine flasque de son poing droit, criant le nom de Margaret à chaque coup.
— Oh bon sang, fit Eddie. Roland, il faut que tu arrêtes ça.
— Pas moi, répondit le Pistolero.
Slightman saisit le bras de son fils et embrassa la paume de sa main avec une tendresse qu’Eddie trouva presque insupportable. Il posa le bras sur la poitrine du garçon, puis revint vers les pistoleros. Sans ses lunettes, son visage avait l’air nu et étrangement inachevé.
— Jake, peux-tu m’aider à trouver une couverture ?
Jake descendit de la roue du wagon pour lui donner l’aide qu’il lui demandait. Dans la tranchée à présent découverte qui leur avait servi de cachette, Eisenhart serrait la tête brûlée de sa femme contre lui, la berçant sur sa poitrine. Dans le champ de maïs, se rapprochant à présent, venaient les enfants et leurs anges gardiens, chantant « La Chanson du Riz ». Au début, Eddie crut que ce qu’il entendait en provenance de la ville n’était que l’écho répercuté de leur chant, puis il comprit que c’était le reste de La Calla. Ils savaient. Ils avaient entendu les voix, et ils avaient su. Ils arrivaient.
Le Père Callahan émergea du maïs, Lia Jaffords dans les bras. En dépit du bruit, la petite fille s’était endormie. Callahan jeta un regard en direction des cadavres de Loups entassés, dégagea sa main de sous les fesses de l’enfant, et dessina lentement dans l’air une croix tremblante.
— Dieu soit loué, dit-il.
Roland le rejoignit, et prit la main qui avait dessiné la croix.
— Une pour moi aussi, dit-il.
Callahan le regarda d’un air confus.
D’un signe de tête, Roland désigna Vaughn Eisenhart.
— Celui-là a juré que je quitterais cette ville avec sa malédiction, s’il arrivait quoi que ce soit à sa femme.
Il aurait pu en dire plus, mais c’était inutile. Callahan comprit, et fit une croix sur le front de Roland. Son ongle imprima sur la peau de Roland une chaleur qu’il ressentit longtemps après. Et bien qu’Eisenhart ne tînt jamais sa promesse, le Pistolero ne regretta jamais d’avoir demandé au Père ce petit supplément de protection.
Il s’ensuivit un jubilé confus, là, sur le Route de l’Est, teinté du chagrin du deuil. Pourtant, même le chagrin laissait filtrer la lumière éclatante de la réjouissance. Personne ne semblait considérer les pertes égales aux gains. Et Eddie les comprit. C’était le cas, quand vous n’aviez pas perdu une femme ou un fils.
Le chant venu de la ville se fit plus fort. On voyait à présent un voile de poussière. Sur la route, les hommes et les femmes tombaient dans les bras les uns des autres. Quelqu’un essaya de retirer la tête de Margaret Eisenhart à son mari, mais il refusait de s’en séparer.
Eddie s’adressa à Jake.
— Tu n’as pas vu La Guerre des Étoiles, pas vrai ?
— Non, je t’ai dit. J’allais le voir, mais…
— Tu es parti trop tôt. Je sais. Ces trucs qu’ils secouaient dans tous les sens — Jake, ils venaient de ce film.
— Tu en es sûr ?
— Oui. Et ces Loups… Jake, les Loups eux-mêmes…
Jake hocha la tête, très lentement. À présent ils voyaient le groupe de la ville. Les nouveaux arrivants aperçurent les enfants — tous les enfants, toujours là, sains et saufs — et poussèrent un hourra. Ceux en tête de cortège se mirent à courir.
— Je sais.
— Vraiment ? demanda Eddie, le regard presque suppliant. Tu sais vraiment ? Parce que… bon sang… c’est tellement dingue…
Jake tourna le regard vers le tas de Loups. Les capuches vertes. Les collants gris. Les bottes noires. Les visages hargneux, en pleine décomposition. Eddie avait déjà arraché l’une de leurs têtes métalliques pourrissantes, pour voir ce qu’il y avait dessous. Rien que du métal lisse, des objectifs en guise d’yeux, une petite grille métallique qui devait faire office de nez, deux microphones sortant des tempes — les oreilles, sans doute. Non, la seule once de personnalité de ces créatures résidait dans les masques et les vêtements qu’ils portaient.
— Dingue ou pas, je sais ce qu’ils sont, Eddie. Ou d’où ils viennent, au moins. De chez Marvel.
Une sublime expression de soulagement se peignit sur le visage d’Eddie. Il se pencha et embrassa Jake sur la joue, lui arrachant une ombre de sourire. Ce n’était pas grand-chose, mais c’était un début.
— Les BD de Superman, fit Eddie. Quand j’étais gosse, je raffolais de ces trucs.
— Moi je ne les achetais pas, dit Jake, mais Timmy Mucci de l’Entre-Deux-Quilles, il avait un gros faible pour les magazines Marvel. Spiderman, Les Quatre Fantastiques, l’Incroyable Hulk, Captain America, tous ceux-là. Ces types…
— Ils ressemblent à Dr Doom, devina Eddie.
— Ouais. C’est pas exactement ça, je suis sûr que les masques ont été modifiés pour ressembler un peu plus à des Loups, mais sinon… les mêmes capuches vertes, les mêmes capes vertes. Ouais, c’est Dr Doom.
— Et les vifs d’argent. Tu as déjà entendu parler d’Harry Potter ?
— Je ne crois pas, non. Et toi ?
— Non plus, et je vais te dire pourquoi. Parce que les vifs d’argent viennent de l’avenir. Peut-être d’une autre BD Marvel, qui sortira en 1999, ou en 1995. Tu vois ce que je veux dire ?
Jake opina du chef.
— Tout est dix-neuf, n’est-ce pas ?
— Ouais, fit Jake. Dix-neuf, quatre-vingt-dix-neuf, mil neuf cent quatre-vingt-dix-neuf.
Eddie jeta un œil autour de lui.
— Où est Suze ?
— Probablement partie chercher son fauteuil, suggéra Jake.
Mais avant que l’un ou l’autre ait pu s’interroger plus longtemps sur l’absence de Susannah Dean (et alors il était probablement déjà trop tard), les premiers folken arrivèrent de la ville. Eddie et Jake se retrouvèrent emportés dans une folle farandole de réjouissance improvisée — on les enlaçait, on les embrassait, on leur serrait les mains, on riait, on pleurait, on les remerciait encore et encore et encore.
Dix minutes après l’arrivée de la première vague en provenance de la ville, Rosalita s’approcha de Roland, d’un air réticent. Le Pistolero fut extrêmement heureux de la voir. Eben Took l’avait pris par le bras et était en train de lui dire — de lui répéter, encore et encore — combien ils s’étaient trompés, Telford et lui, et il promit que, quand Roland et son ka-tet seraient prêts à reprendre la route, Eben Took serait heureux de les équiper de pied en cap, sans leur demander un seul centime.
— Roland, l’appela Rosa.
Roland s’excusa et la prit par le bras, l’emmenant un peu à l’écart. Les Loups avaient été éparpillés sur la route et se faisaient à présent dépouiller sans pitié de leurs biens par les folken transportés de joie et hilares. Des traînards continuaient d’arriver à chaque seconde.