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Jake se baissa et prit Ote dans ses bras.

— Ferme les yeux, lui dit-il.

— Yeux, acquiesça le bafouilleux, mais en continuant de dévisager Jake avec cet air d’adoration paisible.

Jake ferma les yeux, en serrant très fort. Lorsqu’il les rouvrit, il vit qu’Ote l’imitait. Sans perdre de temps, Jake fonça dans la porte avec l’écriteau : RÉSERVÉ AU PERSONNEL. Il y eut une seconde d’obscurité, et l’odeur du bois. Dans un recoin de sa tête, il entendit de nouveau le carillon. Puis il passa à travers.

10

Il s’agissait d’un entrepôt, bien plus vaste que ce à quoi s’attendait Jake — presque aussi grand qu’un hangar, et bondé de livres, dans tous les coins. Il évalua que certaines piles, soutenues par deux poutrelles verticales et qui tenaient plus du stockage que du classement, devaient mesurer environ cinq mètres de haut. Des allées étroites et tordues serpentaient entre les piles. Dans l’une d’elles, il aperçut une plateforme à roulettes qui lui rappela ces rampes d’embarquement amovibles qu’on voit dans les petits aéroports. L’odeur de vieux livres était la même que dans la petite arrière-boutique, mais beaucoup plus forte, presque suffocante. Au-dessus d’eux pendait une série de lampes avec abat-jour, qui diffusaient un éclairage jaunâtre et inégal. Les ombres de Tower, Balazar et des amis de ce dernier bondissaient sur le mur de gauche en formes grotesques. Tower conduisit ses visiteurs dans un coin qui faisait office de bureau : on y trouvait une table de travail — sur laquelle étaient posés une machine à écrire et un fichier tournant Rolodex — ainsi que trois vieux casiers et des paperasses qui recouvraient tout un mur. Un calendrier était accroché, et la page de mai montrait un type du XIXe siècle qui ne dit d’abord rien à Jake… puis il le reconnut. Robert Browning. Il l’avait cité dans son devoir de fin d’année.

Tower s’assit derrière le bureau et parut le regretter immédiatement. Jake éprouva de la compassion pour lui : se retrouver ainsi encerclé par les trois autres ne devait pas être des plus agréable. Leurs ombres dansaient sur le mur du fond comme des gargouilles.

Balazar fouilla dans la poche de son complet et en sortit une feuille de papier pliée. Il la déplia et la posa sur le bureau, devant Tower.

— Ça te rappelle quelque chose ?

Eddie s’approcha. Jake le retint.

— Pas si près ! Ils vont te sentir !

— Je m’en fiche. Il faut que je voie ce papier.

Ne voyant pas quoi faire d’autre, Jake le suivit. Ote s’agitait dans ses bras et se mit à geindre. Jake le fit taire sèchement, et Ote plissa les yeux.

— Désolé, mon vieux, lui dit le garçon, mais il faut que tu te taises.

Son double de 1977 était-il déjà arrivé dans le terrain vague ? Une fois à l’intérieur, ce Jake antérieur avait glissé sur quelque chose et s’était assommé en tombant. L’incident s’était-il déjà produit ? À quoi bon se tracasser. Eddie avait raison. Jake n’aimait pas ça, mais il savait que c’était vrai : ils étaient censés se trouver ici même, pas là-bas, et ils étaient censés voir ce papier que Balazar était en train de montrer à Calvin Tower.

Eddie réussit à apercevoir les deux ou trois premières lignes, avant que Jack Andolini ne dise :

— Patron, j’aime pas ça. Y a un truc pas net.

Balazar acquiesça.

— Je suis d’accord. Y a-t-il quelqu’un ici, avec nous, monsieur Toren ?

Il avait employé un ton calme et courtois, mais ses yeux balayaient tout l’entrepôt, en évaluant les cachettes potentielles.

— Non, fit Tower. Enfin, il y a Sergio, c’est le chat de la boutique. J’imagine qu’il doit se balader quelque p…

— C’est pas une boutique, répliqua Biondi, c’est un trou à fric. Même un de ces architectes branchés aurait du mal à rapporter assez de blé pour couvrir les frais d’une boîte aussi énorme. Alors, une librairie ? Tu te moques de qui, là ?

De lui-même, se dit Eddie. Il se moque de lui-même, pensa Eddie. Il se berne lui-même.

Et comme si cette pensée l’avait appelé, l’effroyable carillon résonna de nouveau. Les truands dans l’entrepôt ne l’entendaient visiblement pas, mais Jake et Ote, si. Eddie put le lire à leur tête affligée. Et soudain toute la pièce, déjà peu éclairée, devint plus sombre encore.

On repart, comprit Eddie. Bon Dieu, on repart ! Mais pas avant d’avoir…

Il se pencha entre Andolini et Balazar ; conscient de ce que tous les deux balayaient autour d’eux des yeux écarquillés et prudents. Eddie s’en moquait. Ce qui lui importait, c’était ce morceau de papier. Quelqu’un avait loué les services de Balazar, dans un premier temps pour faire signer Tower/Toren (probablement), puis pour lui mettre sous le nez au moment choisi (certainement). Dans la plupart des cas, Il Roche se contentait d’envoyer quelques-uns de ses durs — ses « messieurs », comme il les appelait — s’occuper de ce genre d’affaires. Pour celle-ci, cependant, les enjeux avaient paru suffisamment importants pour qu’il se déplace personnellement. Eddie voulait savoir pourquoi.

PROTOCOLE D’ACCORD

Ce document constitue un pacte d’accord entre M. Calvin Tower, résidant à New York, propriétaire d’un bien constitué principalement d’un terrain vague, numéro d’identification : Lot 298, numéro 19, situé…

Le carillon vint de nouveau lui vriller la tête, le faisant trembler. Cette fois il résonnait plus fort. La pénombre s’épaissit, coulant sur les murs de l’entrepôt. Cette obscurité qu’Eddie avait ressentie dans la rue gagnait du terrain. Ils se feraient peut-être balayer, et ça ne serait pas beau à voir. Ou bien ils se noieraient, ce qui serait encore pire, pas de doute, se noyer dans les ténèbres, ça serait vraiment une fin atroce.

Et imaginons qu’il y ait des trucs, dans ces ténèbres ? Des trucs affamés comme le gardien de la porte.

Il y en a. C’était la voix d’Henry. Pour la première fois depuis presque deux mois. Eddie revoyait Henry, debout juste derrière lui, avec son grand sourire cireux de camé : les yeux injectés de sang, les dents jaunes, négligées. Tu sais qu’il y en a. Mais quand tu entends la petite musique, c’est qu’il est temps d’y aller, frérot. Je crois que tu le sais.

— Eddie ! cria Jake. Ça recommence ! Tu l’entends ?

— Accroche-toi à ma ceinture, dit Eddie.

Il parcourut frénétiquement du regard le papier que Tower tenait entre ses mains grassouillettes. Balazar, Andolini et Gros Blair regardaient toujours autour d’eux. Biondi avait même dégainé son arme.

— Ta… ?

— Peut-être qu’on ne sera pas séparés, expliqua Eddie.

Le carillon était plus tonitruant que jamais, et il grogna. Les mots sur la page devinrent flous. Eddie plissa les yeux, ramenant une image plus nette.

… sis à Manhattan, New York, au coin de la 46e Rue et de la 2e Avenue, et Sombra Corporation, firme concluant des affaires dans l’État de New York.

En ce jour du 15 juillet 1976, Sombra verse un montant non remboursable de 100 000 $ à Calvin Tower, montant dont le reçu est authentifié au vu de cette propriété. En considération de quoi, Calvin Tower s’engage à ne pas…