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Le 15 juillet 1976. Moins d’un an auparavant.

Eddie sentit les ténèbres fondre sur eux, et essaya d’entasser le reste du texte à l’intérieur de ses yeux, pour se l’enfoncer dans le cerveau : en engranger assez pour essayer de comprendre ce qui se passait ici. S’il réussissait, ce serait au moins un pas vers la compréhension de tout ça.

Si ce foutu carillon ne me rend pas dingue. Si ces choses dans les ténèbres ne nous avalent pas au retour.

— Eddie !

Jake. Terrifié par le bruit. Eddie l’ignora.

… Calvin Tower s’engage à ne pas vendre, louer, ou hypothéquer la propriété pendant une période d’un an à compter de la présente date, prenant donc fin le 15 juillet 1977. Il a été conclu que Sombra Corporation disposera d’un droit de préemption au rachat de la propriété sus-mentionnée, comme défini ci-dessous.

Pendant cette période, Calvin Tower protégera pleinement les intérêts de Sombra Corporation concernant ladite propriété comme décrit ci-dessus, et n’autorisera aucun droit de gage ou charge hypothécaire…

Ce n’était pas tout, mais le carillon était devenu insupportable, sa tête explosait. L’espace d’une seconde, Eddie comprit — la vache, il le voyait presque — combien ce monde était devenu inconsistant. Comme tous les mondes, probablement. Aussi usé et fragile que son vieux jean. Il réussit à saisir une dernière phrase sur le papier :

… si ces conditions sont réunies, il aura le droit de vendre ou de transmettre cette propriété à Sombra ou à toute autre partie de son choix.

Puis les mots disparurent, tout disparut en tourbillonnant dans un gigantesque trou noir. Jake s’accrochait d’une main à la ceinture d’Eddie et de l’autre, à Ote. Ote qui à présent aboyait frénétiquement, et Eddie eut une nouvelle vision confuse de Dorothy propulsée au pays d’Oz.

Il y avait bel et bien des choses dans les ténèbres : des formes qui surgissaient derrière d’étranges yeux phosphorescents, le genre de trucs qu’on voit dans les documentaires sur les créatures peuplant les grands fonds marins. Sauf que dans ces documentaires, les explorateurs sont toujours dans des modules protégés, alors que Jake et lui…

Le carillon devint tellement fort qu’il menaça de leur faire éclater les tympans. Eddie avait l’impression qu’on lui avait fourré la tête à l’intérieur de Big Ben, au moment où cette grosse cloche sonnait minuit. Il se mit à hurler et n’entendit pas sa propre voix. Puis le carillon disparut, tout disparut — Jake, Ote, l’Entre-Deux-Mondes — et il se retrouva flottant quelque part entre les étoiles et les galaxies.

Susannah ! cria-t-il. Où es-tu, Suze ?

Pas de réponse. Rien que les ténèbres.

CHAPITRE 3

Mia

1

Il était une fois, dans les années 1960 (avant que le monde ne change), une femme du nom d’Odetta Holmes, une jeune femme charmante et tout à fait impliquée dans la vie sociale, belle et riche, et très disposée à dénicher un copain (ou une copine) de même profil. Sans en être le moins du monde consciente, cette jeune femme partageait son corps avec une créature beaucoup moins charmante, nommée Detta Walker. Detta, elle, n’en avait rien à foutre du copain (ou de la copine). Rhéa du Coös n’aurait pas renié Detta, elle aurait vu en elle une sœur. De l’autre côté de l’Entre-Deux-Mondes, Roland de Gilead, le dernier pistolero, avait amené cette femme divisée jusqu’à lui et il en avait créé une troisième, une bien meilleure, bien plus forte que les deux précédentes. C’est de cette femme qu’Eddie Dean était tombé amoureux. Elle l’avait pris pour mari, et portait donc le nom de son père à lui. Ayant raté les prises de bec féministes des décennies ultérieures, elle l’avait fait le plus joyeusement du monde. Si elle ne se faisait pas appeler Susannah Dean avec autant de fierté que de joie, c’est seulement parce que sa mère lui avait enseigné que l’orgueil précède la chute.

Et voilà qu’apparaissait une quatrième femme. Née de la troisième, à une autre époque de tension et de changement. Elle se moquait éperdument d’Odetta, de Detta et de Susannah. Elle se moquait de tout sauf de ce p’tit gars qui était en route. Il fallait nourrir ce p’tit gars nouveau venu. La salle de banquet n’était pas très loin. C’était ce qui comptait ; c’était tout ce qui comptait.

Cette nouvelle femme, tout aussi dangereuse à sa manière que pouvait l’être Detta Walker, s’appelait Mia. Elle ne portait le nom d’aucun homme, seulement ce mot qui en Haut Parler signifiait mère.

2

Elle descendait lentement les longs couloirs de pierre vers la salle où se tenait le festin. Elle passa devant les chambres de la ruine, les niches et les nefs vides, les galeries oubliées aux appartements déserts et désertés. Quelque part dans ce château se dressait un vieux trône, baigné de sang ancien. Quelque part, des échelles menaient à des cryptes aux murs recouverts d’ossements, dont les dieux seuls connaissaient la profondeur. Pourtant il y avait de la vie ici ; de la vie et de la nourriture riche. Mia le sentait aussi sûrement qu’elle sentait ses jambes sous elle, et l’étoffe de tous ces jupons superposés qui froufroutaient. De la nourriture riche. Longue vie à vous et à vos récoltes, comme disait l’adage. Et elle avait tellement faim. Bien sûr ! Ne mangeait-elle pas pour deux ?

Elle déboucha sur un grand escalier. Un son lui parvint, affaibli mais puissant : le tempo régulier des turbos à transmission lente enterrés en dessous des cryptes les plus profondes. Mia s’en moquait totalement, tout comme elle se moquait de North Central Positronics, qui les avait construits et les avait mis en route des dizaines de milliers d’années auparavant. Elle se moquait des ordinateurs dipolaires, des portes, des Rayons, ou de cette Tour Sombre au milieu de toutes choses.

Ce qui comptait, c’étaient les odeurs. Ces odeurs qui flottaient jusqu’à ses narines, riches et merveilleuses. Le poulet et sa sauce, les rôtis de porc en habit de couenne rissolée. Les quartiers de bœuf où perlait le sang, les meules de fromage humide, les gigantesques crevettes de Calla Fundy, comme des virgules orange et rebondies. Les poissons éventrés aux yeux vides, leurs entrailles débordant de sauce. Les grands pots de jambalaya et de fanata, le grand caldo largo de l’extrême sud. Si on ajoutait à ça cent fruits et mille douceurs, on n’en était encore qu’au début ! Aux amuse-bouches ! Aux premières bouchées de l’entrée !

Mia descendit l’escalier central en courant, effleurant la rampe de sa paume soyeuse, pianotant de ses petites mules sur les marches. Une fois, elle avait rêvé qu’un homme horrible l’avait poussée sous un train souterrain, et qu’elle avait eu les jambes coupées à la hauteur des genoux. Mais les rêves, c’était idiot. Ses pieds étaient bien là, portant ses jambes, n’est-ce pas ? Oui ! Et aussi ce bébé dans son ventre. Le p’tit gars, qui voulait qu’on le nourrisse. Il avait faim, et elle aussi.

3

Au pied de l’escalier, un large couloir pavé de marbre noir poli courait sur vingt-cinq mètres, jusqu’à une grande porte à double battant. Mia pressa le pas dans cette direction. Elle voyait son reflet flotter sous elle, et les flambeaux électriques qui scintillaient dans les profondeurs du marbre comme des torches sous-marines, mais elle ne vit pas l’homme qui surgit derrière elle, se glissant le long des courbes majestueuses de l’escalier, non pas en escarpins, mais portant de vieilles bottes usées. En guise de tenue d’apparat, il portait un jean délavé et une chemise en chambray bleu. Sur son flanc gauche pendait un pistolet à crosse en bois de santal patiné ; l’étui était retenu par une bride de cuir brut. Il avait le visage mat, ridé et tanné. Sa chevelure était noire, bien que parcourue de liserés blancs. Mais c’étaient ses yeux qui frappaient le plus. Ils étaient bleus, froids et fixes. Detta Walker n’avait jamais craint aucun homme, pas même celui-là, mais elle avait eu peur de ces yeux de tireur.