Il y avait un vestibule devant la haute porte. Il était pavé d’un damier de marbre rouge et noir. Aux murs lambrissés pendaient les portraits jaunis de vieux seigneurs et de leurs dames. Au centre, se dressait une statue en marbre rose et chrome entrelacés. On aurait dit un chevalier errant brandissant ce qui ressemblait à un six-coups ou à une courte épée au-dessus de sa tête. Bien que le visage fût presque lisse — le sculpteur n’avait fait que suggérer les traits —, Mia savait de qui il s’agissait, elle le savait très bien. Ce ne pouvait être que lui.
— Je te salue, Arthur l’Aîné, dit-elle en le gratifiant de sa plus belle révérence. Je te prie de bénir tout ce dont je m’apprête à disposer, pour moi et pour mon p’tit gars. Bonsoir à toi.
Elle ne pouvait lui souhaiter de longs jours sur cette terre, car ses jours à lui — et il allait de même pour presque tous ceux de son espèce — s’en étaient allés. Aussi préféra-t-elle porter la main à ses lèvres souriantes et lui envoyer un baiser. Ayant ainsi sacrifié aux usages, elle entra dans la salle à manger.
Elle mesurait soixante mètres de long sur trente mètres de large. Des troches électriques en fourreau de cristal en jalonnaient les deux longueurs. Des centaines de chaises entouraient une gigantesque table de bois de fer chargée de mets chauds ou froids. En face de chaque chaise était posée une assiette blanche à fin liseré bleu, une assiette pour les grandes occasions. Les chaises étaient inoccupées, les grandes assiettes vides, ainsi que les verres, bien que le vin destiné à les remplir fût disposé dans des seaux en or, tout le long de la table, frappé et prêt à servir. Tout était comme elle l’avait imaginé, comme elle l’avait vu dans ses rêves les plus précieux et les plus précis, tout était comme elle l’avait toujours trouvé, encore et encore, et ainsi qu’elle le trouverait tant qu’ils en auraient besoin, elle et le p’tit gars. Où qu’elle se fût trouvée, ce château n’était pas loin. Et même s’il y avait une vague odeur d’humidité et de boue ancienne, quelle importance ? Si on entendait des bruits de galopades dans les ombres sous la table — le fait des rats ou même des fouines —, pourquoi s’en soucier ? Au-dessus de la table, tout n’était que luxe et lumière, fumets exquis et fruits mûrs, prêts à être cueillis. Les ombres sous la table pouvaient bien faire à leur guise. Ça n’était pas ses affaires, non, pas du tout.
— Voici venir Mia, fille de personne ! lança-t-elle gaiement à la salle silencieuse, avec ses cent arômes de viandes et de sauces et de crèmes et de fruits. J’ai faim et je serai nourrie ! De plus, je nourrirai mon p’tit gars ! Si l’un d’entre vous y trouve à redire, qu’il s’avance ! Qu’il se montre bien, que je le voie, et qu’il me voie !
Personne ne s’avança, bien entendu. Ceux qui avaient jadis festoyé en ces lieux avaient disparu depuis longtemps. Il n’y avait plus à présent que le rythme sourd et endormi des turbos à transmission lente (et aussi ces galopades assourdies et déplaisantes du Monde de Sous la Table). Derrière elle, le Pistolero demeurait silencieux, à observer. Et ce n’était pas la première fois. Il ne voyait pas de château, mais il la voyait, elle ; il la voyait très clairement.
— Qui ne dit mot consent ! cria-t-elle.
Elle appuya la main sur son ventre, qui commençait à poindre. À s’arrondir. Puis, dans un éclat de rire, elle conclut :
— Si fait, qu’il en soit ainsi ! Voici venir Mia au festin ! Qu’il leur fasse honneur, à elle et au p’tit gars qu’elle porte en elle ! Qu’il leur fasse grand honneur !
Et elle festoya, mais pas dans un lieu, ni dans une de ces assiettes. Elle détestait ces assiettes, celles pour les grandes occasions, bleues et blanches. Elle ne savait pas pourquoi et elle s’en moquait. Ce qui l’intéressait, c’était la nourriture. Elle longea la table comme une femme se pavanant devant le buffet le plus grandiose au monde, saisissant des morceaux entre ses doigts et les faisant sauter dans sa bouche ouverte, arrachant parfois la viande tendre et chaude sur l’os, avant d’envoyer le bout de carcasse sur le plat de service. Une fois ou deux elle rata son but et les morceaux de viande roulèrent sur la nappe en lin blanc, y imprimant des traînées de sauce, comme un mouchoir sur lequel on aurait saigné du nez. L’un de ses rôtis roulants renversa une saucière. Un autre fit voler en éclats un plat de service en cristal rempli de confiture de groseille. Un troisième roula tout au bout de la table et bascula dans le vide, et Mia entendit le morceau se faire traîner sous la table. Il y eut une brève querelle ponctuée de petits cris perçants, suivie d’un mugissement de douleur quand quelque chose planta ses dents dans quelque chose d’autre. Puis le silence. De courte durée, cependant, et bientôt brisé par le rire de Mia. Elle essuya ses doigts graisseux sur son corsage, très lentement. Savourant cette façon qu’avaient les taches de sauces mêlées de se répandre sur la soie ruineuse. Savourant la courbe saillante de ses seins et le contact de ses tétons sous le bout de ses doigts, rêches, durs et excités.
Elle longea lentement la table jusqu’au bout, se parlant à elle-même avec toutes sortes de voix différentes, créant une petite discussion chez les fous.
Comment ça va, chérie ?
Ça va super, merci de tout cœur de prendre des nouvelles, Mia.
Tu crois vraiment qu’Oswald travaillait seul quand il a descendu Kennedy ?
Jamais de la vie, trésor… c’était un complot de la CIA, depuis le début. Eux, ou ces sales blancs de milliardaires du croissant de l’acier, en Alabama.
Bombingham, Alabama, chérie… c’est pas vrai ?
Tu as écouté le nouveau disque de Joan Baez ?
Mon Dieu, oui, elle a une voix d’ange, non ? J’ai entendu dire qu’ils vont se marier, avec Bob Dylan…
Et ainsi de suite, et patati, et patata. Roland entendit la voix cultivée d’Odetta mêlés aux accents rudes et aux blasphèmes hauts en couleur de Detta. Il perçut aussi la voix de Susannah, et beaucoup d’autres. Combien de femmes dans sa tête ? Combien de personnalités, formées ou à demi formées ? Il la regarda se pencher au-dessus des assiettes vides invisibles et des verres vides (invisibles eux aussi), mangeant directement dans les plats de service, mâchant chaque trouvaille avec la même délectation gourmande, son visage devenant progressivement brillant, le corsage de sa robe (qu’il ne pouvait voir mais qu’il sentait) s’assombrissant là où elle s’essuyait les doigts, pinçant l’étoffe, se l’aplatissant sur les seins — impossible de se méprendre sur ces gestes-là. Et après chaque pause, avant de reprendre son exploration, elle saisissait l’air devant elle et envoyait une assiette qu’il ne voyait pas sur le sol, à ses pieds, ou bien de l’autre côté de la table, contre un mur qui devait exister dans sa rêverie.