— Tiens ! criait-elle avec la voix pleine de défi de Detta Walker. Prends ça, espèce de sale vieille Dame Bleue, j’ai encore fait de la casse ! J’ai foutu en l’air ta saloperie d’assiette, alors, ça te fait quoi ? Ça te fait quoi, maintenant ?
Puis, passant à la place suivante, elle lâchait un petit rire en cascade, charmant mais contenu, elle demandait des nouvelles de leur fils, patati patata, et comment s’adaptait-il à Morehouse, et quelle chance merveilleuse d’avoir une école aussi magnifique pour les gens de couleur, si si, vraiment mer-veilleuse ! mer-veil-leuse ! Et votre mère, ma chère ? Oh, je suis tellement désolée, nous prierons tous pour son rétablissement.
Et tout en parlant, elle se penchait au-dessus d’une autre assiette imaginaire. Elle attrapait à pleines mains une grosse terrine remplie d’œufs de poisson noirs et luisants, et de rondelles de citron. Puis elle se fourrait la tête dedans, comme un porc plongeant son groin dans l’auge. Elle bâfrait. Et elle relevait la tête, et un sourire sage et délicat se dessinait sous l’éclat des torches électriques, qui faisait ressortir les œufs noirs comme de la sueur noire sur sa peau brune, lui mouchetant les joues et le front, se nichant au coin de ses narines comme des croûtes de vieux sang séché — Oh oui, il me semble que nous avançons à grands pas, des gens comme ce Bull Connor sont arrivés à leur déclin, désormais, et la meilleure revanche pour nous, c’est qu’ils le savent —, et alors elle envoyait voler la terrine par-dessus son épaule comme un joueur de volley devenu fou, et des œufs de poisson venaient se coller dans ses cheveux (Roland les voyait presque), et quand la terrine explosait contre la pierre, son expression polie à la quelle-fête-fantastique-vous-ne-trouvez-pas se tordait pour laisser place à Detta Walker la harpie aux babines retroussées, celle prête à hurler « Dis voir, sale vieille Dame Bleue, ça fait quoi ? Si tu veux essayer de te fourrer de ce caviar de mon cul dans ta chatte desséchée, surtout vas-y, te gêne pas ! Ça t’f’rait des sensations, tu peux m’croire ! »
Et elle passait à l’assiette suivante. Puis à la suivante. Elle festoyait dans la grande salle du banquet. Elle se nourrissait et elle nourrissait son p’tit gars. Ne se retournant pas une fois vers Roland. Ne se rendant pas compte une seule seconde que ce lieu, à proprement parler, n’existait même pas.
Eddie et Jake n’étaient pas parmi les priorités de Roland lorsque tous les quatre (tous les cinq, en comptant Ote) se couchèrent après s’être repus de boulrèves. Il s’était concentré sur Susannah. Le Pistolero était pratiquement certain qu’elle irait se balader cette nuit encore, et cette fois encore, il la suivrait. Pas pour voir ce qu’elle mijotait ; ça, il le savait d’avance.
Non, sa première préoccupation était de la protéger.
Plus tôt dans l’après-midi, vers l’heure où Jake était revenu avec son chargement de nourriture, Susannah avait commencé à manifester des signes que Roland connaissait : sa diction s’était faite sèche et brève, ses mouvements un peu trop saccadés pour être gracieux, et elle avait eu tendance à se frotter la tempe ou un point au-dessus du sourcil gauche, comme si elle ressentait une douleur à cet endroit. Eddie ne voyait-il pas les signes ? Roland se le demandait. Eddie faisait un piètre observateur quand Roland l’avait rencontré, mais il avait beaucoup changé, depuis, et puis…
Et puis il était amoureux d’elle. Amoureux. Comment pouvait-il ne pas voir ce que Roland voyait, lui ? Les signes n’étaient pas aussi flagrants que sur la plage au bord de la Mer Occidentale, quand Detta s’apprêtait à bondir et à arracher violemment le contrôle à Odetta, mais ils étaient là, voilà qui était certain, et pas très différents, avec ça.
D’un autre côté, la mère de Roland avait autrefois un dicton, qui disait l’amour parfois trébuche. Peut-être Eddie était-il trop proche d’elle pour voir. Ou bien il ne veut pas voir, se dit Roland. Il ne veut pas affronter l’idée qu’il faille peut-être revivre tout ça. C’est-à-dire la mettre face à elle-même et à sa nature divisée.
Sauf que cette fois-ci, ça n’avait rien à voir avec elle. Roland le soupçonnait depuis un bout de temps déjà — avant même leur palabre avec les habitants de River Crossing, en fait — et à présent il le savait. Non, ça n’avait rien à voir avec elle.
Alors il était resté allongé là, à écouter leurs respirations qui ralentissaient, tandis qu’un à un ils sombraient : Ote, puis Jake, Susannah. Eddie en dernier.
Enfin… pas vraiment le dernier. Roland entendait, assourdi, très assourdi, le murmure d’une conversation, de l’autre côté de cette colline là-bas, au sud, de ceux qui les suivaient et qui les observaient. Rassemblant leur courage avant de se faire connaître, probablement. Roland avait l’ouïe fine, mais pas assez fine pour saisir leurs paroles au vol. Il y eut environ une demi-douzaine d’échanges à mi-voix, avant que quelqu’un ne siffle violemment pour imposer le silence. Ils se turent, et on n’entendit plus que le reniflement bas et intermittent du vent dans le faîte des arbres. Roland se tenait allongé, immobile, scrutant l’obscurité où ne brillait pas une étoile, attendant que Susannah se lève. Ce qu’elle finit par faire.
Mais avant ça, Jake, Eddie et Ote partirent vaadasch.
C’est de Vannay — le précepteur de cour, en ces temps anciens de leur jeunesse — que Roland et ses semblables tenaient ce qu’il y avait à savoir de vaadasch. Ils avaient d’abord formé un quintette : Roland, Alain, Cuthbert, Jamie et Wallace, le fils de Vannay. Wallace, farouchement intelligent mais toujours dans un état maladif, avait succombé à la maladie de la chute, parfois surnommée le mal du roi. Ils n’avaient dès lors plus été que quatre, sous la forme d’un vrai ka-tet. Vannay le savait lui aussi, et cela participait sans doute à son chagrin.
Cort leur avait appris à naviguer en suivant le soleil et les étoiles. Vannay leur avait appris à se servir de la boussole, du quadrant et du sextant, et leur avait enseigné les rudiments mathématiques nécessaires à leur usage. Cort leur avait appris à se battre. À travers l’histoire, les problèmes de logique et des séminaires sur les « vérités universelles », comme il les appelait, Vannay leur avait montré comment ils pourraient parfois éviter de se battre. Cort leur avait appris à tuer s’ils le devaient. Vannay, avec sa patte folle et son sourire doux et un peu absent, leur avait fait comprendre que la violence ne faisait qu’aggraver les problèmes beaucoup plus sûrement qu’elle ne les résolvait. Il l’appelait la chambre vide, dans laquelle tous les sons se trouvaient modifiés par l’écho.
Il leur avait enseigné la physique — ce qu’on en savait. Et la chimie — ce qu’il en restait. Il leur avait appris à finir les phrases qui commençaient par « cet arbre ressemble à un », ou par « quand je cours je me sens heureux comme un », ou encore « on n’a pas pu se retenir de rire tellement ». Roland détestait ces exercices, mais Vannay tenait bon et ne le laissait jamais décrocher. « Tu as une imagination très pauvre, Roland », lui avait dit un jour le précepteur — Roland devait avoir onze ans, à l’époque — « et je ne te laisserai pas la sous-alimenter et l’appauvrir encore ».