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Il leur avait appris les Sept Cadrans de la Magie, refusant de révéler s’il croyait en aucun d’eux, et Roland croyait se rappeler que c’était en aparté d’une de ces leçons que Vannay avait mentionné vaadasch. Ou peut-être qu’on le capitalisait, peut-être que c’était vaadasch. Roland n’en était pas sûr. Il se rappelait que Vannay avait parlé de la secte Manni, ces grands voyageurs. Et n’avait-il pas cité aussi l’Arc-en-Ciel du Magicien ?

Roland croyait se rappeler que si, mais par deux fois il avait eu le Cristal rose de l’arc-en-ciel en sa possession, une fois enfant et une fois adulte, et bien que les deux fois il eût voyagé dedans — la deuxième fois, avec ses amis — il ne l’avait jamais emmené vaadasch.

Ah, mais comment l’aurais-tu su ? se demanda-t-il. Comment aurais-tu pu le savoir, Roland, quand tu étais à l’intérieur ?

Parce que Cuthbert et Alain le lui auraient dit, voilà comment.

En es-tu sûr ?

Une émotion aussi étrange qu’indéfinissable serra la poitrine du Pistolero — était-ce de l’indignation ? De l’horreur ? Peut-être même un sentiment de trahison ? — quand il comprit que non, il n’en était pas sûr. Tout ce qu’il savait, c’est que la boule l’avait mené très profond à l’intérieur de lui-même, et qu’il avait eu de la chance de pouvoir en ressortir.

Il n’y a pas de boule, ici, se dit-il, et à nouveau il entendit cette autre voix — la voix sèche et implacable de son vieux précepteur boiteux, qui n’avait jamais vraiment fait le deuil de son fils unique — lui répondre, toujours avec les mêmes mots :

En es-tu sûr ?

Pistolero, en es-tu certain ?

6

Tout commença par un crépitement grave. Roland pensa d’abord qu’il venait du feu de camp : l’un d’eux avait dû mettre des branches de pin vertes, que les braises avaient fini par atteindre, et ce son provenait des aiguilles qui se consumaient. Mais…

Le bruit s’amplifia, se transformant en une sorte de grésillement électrique. Roland se redressa et scruta le feu mourant. Ses yeux s’élargirent et les battements de son cœur s’accélérèrent.

Susannah tournait le dos à Eddie, et elle s’était un peu écartée de lui, aussi. Eddie avait tendu le bras, et Jake avait fait de même, si bien qu’ils se tenaient par la main. Et, sous les yeux de Roland, ils se mirent à pâlir, à se désintégrer en une série de pulsations tremblotantes. Il arrivait la même chose à Ote. Quand ils eurent disparu, ils furent remplacés par une sorte de halo gris qui reproduisait approximativement la forme et la position de leurs corps, comme si quelque chose leur gardait leur place dans le monde réel. Chaque fois qu’ils revenaient, on entendait ce grésillement. Roland voyait leurs yeux rouler sous leurs paupières closes.

Ils rêvaient. Mais pas seulement. C’était vaadasch, le passage entre deux mondes. Que les Manni étaient censés maîtriser. Et que certains fragments de l’Arc-en-Ciel du Magicien étaient censés vous aider à accomplir, éventuellement contre votre gré. Un fragment en particulier.

Ils pourraient être pris entre deux et tomber, se dit Roland. Vannay nous avait dit ça, aussi. Il disait qu’aller vaadasch était un grand péril.

Qu’avait-il dit d’autre ? Roland n’eut pas le temps de se le rappeler, car au même moment, Susannah s’assit, fit glisser les capots de cuir que Roland lui avait confectionnés sur ses moignons de jambes et se hissa sur son fauteuil roulant. Quelques secondes plus tard, elle roulait vers les arbres anciens au nord de la route. C’était à l’opposé de l’endroit où se tenaient leurs espions ; c’était toujours ça de pris.

Roland resta un moment immobile, interdit. Mais il finit par entrevoir clairement ce qu’il avait à faire. Il ne comptait pas les réveiller tant qu’ils étaient en état de vaadasch ; cela leur ferait courir un risque monstrueux. La seule chose à faire était de suivre Susannah, comme les autres nuits, et espérer qu’elle ne s’attirerait pas d’ennuis.

Tu pourrais aussi réfléchir à la suite des événements. À nouveau la voix sèche et magistrale de Vannay. À présent que son vieux précepteur était de retour, il avait visiblement l’intention de rester un petit moment. Le raisonnement n’a jamais été ton point fort, pourtant il va bien falloir que tu t’en serves. Bien sûr, il faut attendre que tes visiteurs se fassent connaître — que tu sois sûr de ce qu’ils veulent —, mais pour finir, Roland, il faudra bien que tu te décides à agir. Mais réfléchis bien, auparavant. Le plus tôt sera le mieux.

Oui, le plus tôt était toujours le mieux.

Il y eut un nouveau grésillement, puissant. Eddie et Jake étaient de retour, ce dernier tenant Ote au creux de son bras, puis ils disparurent de nouveau, ne laissant derrière eux qu’une faible lueur d’ectoplasme. Et puis, quelle importance ? Son boulot, c’était de suivre Susannah. Quant à Jake et Eddie, il y aurait de l’eau, si Dieu le voulait.

Imagine que tu reviennes et qu’ils ne soient plus là ? Ça arrive, Vannay l’a dit. Qu’est-ce que tu lui diras, à elle, si elle se réveille et qu’ils ont disparu tous les deux, son mari et son fils adoptif ?

Ce n’était pas le moment de réfléchir à ça, de toute façon. Le problème, pour l’instant, c’était Susannah, comment protéger Susannah.

7

De vieux arbres au tronc énorme jalonnaient le côté nord de la route à intervalles raisonnables. Leurs branches s’entremêlaient parfois, créant comme une voûte suspendue, mais eu niveau du sol, il y avait toute la place nécessaire au passage du fauteuil roulant de Susannah, et elle se déplaçait à vive allure, serpentant parmi les grands arbres de fer et les pins, descendant sur un tapis odorant de paillis et d’aiguilles de pin.

Pas Susannah. Ni Detta ni Odetta, non plus. Celle-ci se fait appeler Mia.

Pour Roland, elle pouvait bien se faire appeler la Reine des Jours Verts, du moment qu’elle revenait saine et sauve, et que les deux autres étaient toujours là à son retour.

Il sentit monter un parfum plus vif, et plus frais, un parfum de verdure : des roseaux et des algues. Accompagné d’une odeur de vase, du martèlement lourd des grenouilles, du hou-hou sarcastique d’un hibou et des éclaboussures quand quelque chose sauta dans l’eau. Suivi par un cri perçant quand quelque chose mourut, lui ou sa proie. Les broussailles surgissaient du sol, d’abord clairsemées, puis omniprésentes. Les frondaisons s’éclaircissaient. Les moustiques et les mites gémissaient. Des mouchetons zébraient l’air. L’odeur de marécage se fit plus prégnante.

Les roues du fauteuil n’avaient pas laissé de traces sur l’humus. Lorsqu’il fit place à ce paillasson hirsute, Roland commença à la suivre aux brindilles cassées et aux feuilles déchirées qu’elle laissait sur son passage. Puis, lorsqu’elle atteignit un terrain à peu près plat, les roues s’enfoncèrent dans la terre de plus en plus molle. Vingt pas plus loin, il vit du liquide suinter dans les ornières. Mais elle était trop maligne pour se laisser embourber — trop rusée. Vingt pas au-delà des premiers signes de suintement, il tomba sur le fauteuil, abandonné. Sur l’assise étaient posés son pantalon et sa chemise. Elle avait pénétré dans le marécage toute nue, à l’exception des embouts de cuir qui couvraient ses moignons.

Au-dessus de mares d’eau stagnante, flottaient des rubans de brouillard. Des monticules herbeux saillaient çà et là. Sur l’un d’eux, ligoté à un tronc mort placé à la verticale, se tenait ce que Roland prit d’abord pour un ancien pantin. En se rapprochant, il constata qu’il s’agissait d’un squelette humain. Le front du crâne avait été fracassé vers l’intérieur, et un triangle d’ombre était planté entre les deux orbites béantes. Une telle blessure avait de toute évidence été infligée par quelque massue de guerre primitive, et le cadavre (ou son âme errante) avait été laissé là pour marquer la frontière du territoire d’une tribu quelconque. Ils étaient sans doute tous morts depuis longtemps, ou ils avaient changé de décor, mais prudence était mère de sûreté. Roland dégaina un de ses pistolets et prit la suite de la femme, avançant de monticule en monticule, serrant les dents quand une douleur soudaine lui pinçait la hanche droite. Il lui fallut toute sa concentration et toute son agilité pour réussir à la suivre. D’abord parce qu’elle n’avait pas les scrupules de Roland à rester aussi sèche que possible ; elle était nue comme une sirène et se déplaçait comme telle, aussi à l’aise dans la gadoue et le limon que sur la terre ferme. Elle rampait par-dessus les monticules les plus gros, glissait dans l’eau entre les bosses, marquant parfois une courte pause pour arracher une sangsue. Dans l’obscurité, marche et glissades semblaient se fondre en un seul mouvement serpentant, sinueux et troublant.