Elle avança ainsi sur environ trois cents mètres, dans le marais qui suintait de plus en plus, le Pistolero obstinément sur ses talons. Il faisait le moins de bruit possible, bien qu’il se demandât si c’était bien nécessaire ; la partie d’elle capable de voir, de sentir et de penser était à des années-lumière de là.
Elle finit par s’arrêter, en appui sur ses jambes tronquées, s’accrochant de chaque côté à des buissons, pour se maintenir en équilibre. Immobile, elle tendait le cou au-dessus de la surface noire d’une mare. Impossible pour le Pistolero de dire si cette mare était large ou non ; les bords s’en perdaient dans la brume. Pourtant il y avait de la lumière, une sorte de rayonnement faible et flou, qui semblait monter de sous la surface de l’eau même, émanant peut-être de troncs immergés, pourrissant lentement.
Elle se tenait là, scrutant du regard cette mare perdue dans ces bois sous leur croûte de boue, comme une reine scrutant… scrutant quoi ? Que voyait-elle ? Une salle de banquet ? C’est ce qu’il en était venu à croire. Presque à voir. C’était un murmure qui passait de son esprit à elle à son esprit à lui, et ce murmure concordait avec ce qu’elle disait et faisait. Cette salle de banquet, c’était le moyen ingénieux qu’avait imaginé son esprit pour tenir Susannah à l’écart de Mia, tout comme il avait tenu Odetta à l’écart de Detta pendant toutes ces années. Mia devait avoir toutes sortes de raisons de garder son existence secrète, mais la plus importante, c’était sans doute cette vie qu’elle portait en elle.
Le p’tit gars, comme elle l’appelait.
Puis, avec une célérité qui le fit sursauter (même s’il l’avait déjà vu faire), elle se mit en chasse, glissant dans un silence sinistre, sans une éclaboussure, d’abord le long de la mare, puis dedans. Roland la contemplait avec une expression d’horreur et de désir mêlés tandis qu’elle se taillait un chemin au milieu des ajoncs, au-dessus et entre les touffes d’herbes. À présent, au lieu d’arracher les sangsues de sa peau et de les lancer au loin, elle se les enfournait dans la bouche comme des bonbons. Les muscles de ses cuisses ondulaient sous la peau. Sa peau brune brillait comme de la soie humide. Lorsqu’elle se retourna (cette fois-ci, Roland s’était caché derrière un arbre, se fondant aux ombres), il vit clairement que ses seins avaient gonflé.
Le problème, bien sûr, ne se limitait pas au « p’tit gars ». Il fallait aussi prendre Eddie en compte. Mais qu’est-ce qui t’arrive, bon sang, Roland ? l’entendait-il déjà répliquer. C’est peut-être notre enfant. Je veux dire, tu ne peux pas être certain que ce n’est pas le nôtre. Ouais, ouais, je sais qu’elle a été prise par ce truc, pendant qu’on tirait Jake d’affaire, mais ça ne veut pas forcément dire que…
Et ainsi de suite, bla-bla-bla, comme aurait dit Eddie lui-même, tout ça pourquoi ? parce qu’il l’aimait et qu’il voudrait garder l’enfant de leur union. Et parce que la dispute était aussi naturelle à Eddie Dean qu’à d’autres le simple fait de respirer. Cuthbert était pareil.
Dans les roseaux, la main de la femme nue jaillit soudain et éperonna une grenouille de bonne taille. Elle serra le poing et la grenouille explosa, faisant gicler entre ses doigts des boyaux et une poignée d’œufs miroitants. La tête éclata à son tour. Mia la leva à hauteur de sa bouche et engouffra avidement l’animal, dont les pattes arrière, d’un vert laiteux, s’agitaient convulsivement ; elle lécha le sang et les lambeaux de chair luisante accrochés à ses doigts. Puis elle fit mine de jeter quelque chose par terre et hurla : « Prends ça, espèce de sale vieille Dame Bleue » d’une voix grave et gutturale qui fit frissonner Roland. C’était la voix de Detta Walker. Detta au plus fort de sa folie et de sa méchanceté.
Une seconde après elle était repartie en chasse. Ce fut le tour d’un petit poisson… puis d’une autre grenouille… puis d’une prise de choix : un rat d’eau qui poussait de petits cris, se contorsionnait et essayait de mordre. Elle l’écrabouilla et se le fourra dans la bouche, en entier, pattes comprises. Une minute plus tard, elle pencha la tête en avant et régurgita les déchets — une masse torsadée de poils collés et d’éclats d’os.
Alors montre-lui ça — en partant du principe que Jake et lui reviendraient de cette aventure dans laquelle ils étaient embarqués, bien entendu. Et tu n’auras qu’à lui dire : « Je sais que les femmes ont des envies bizarres quand elles portent un enfant, mais Eddie, ça ne te paraît pas un petit peu trop bizarre ? Regarde-la, qui chasse dans les roseaux et la vase, comme une espèce d’alligator humain. Regarde-la bien, et dis-moi que c’est pour nourrir ton enfant qu’elle le fait. Ou n’importe quel enfant humain. »
Mais ça ne l’empêcherait pas d’argumenter. Roland le savait bien. Ce qu’en revanche il ne savait pas, c’était comment Susannah elle-même réagirait quand il lui dirait qu’elle avait dans le ventre une chose qui avait des envies incontrôlables de viande crue, le tout au beau milieu de la nuit. Et comme si cette histoire ne suffisait pas, maintenant il y avait le vaadasch. Et ces inconnus qui les suivaient. Pourtant c’était bien là le cadet de ses soucis. En fait, il trouvait leur présence presque réconfortante. Il ne savait pas ce qu’ils voulaient, et pourtant il le savait. Il les avait déjà rencontrés, à maintes reprises. Et pour finir, ils voulaient tous la même chose.
À présent, la femme qui se faisait appeler Mia se mit à parler, tout en chassant. Roland avait beau être coutumier de cette partie-là du rituel aussi, elle le pétrifiait toujours autant. Il la regardait bien en face, et pourtant il avait toujours du mal à croire que tant de voix différentes puissent venir d’une seule et même gorge. Elle se demanda à elle-même comment elle allait. Elle se répondit qu’elle allait très bien, merci buocou. Elle parla d’un dénommé Bill, ou peut-être Bull. Elle demanda des nouvelles de la mère de quelqu’un. Elle cita un endroit appelé Morehouse, puis, d’une voix profonde et râpeuse — une voix d’homme, sans aucun doute — elle se dit qu’elle n’allait ni à Morehouse, ni dans aucune autre maison. Ce qui la fit rire d’un rire rauque, aussi devait-il s’agir d’une blague. Elle se présenta plusieurs fois (comme elle l’avait fait les autres nuits) en tant que Mia, un nom que Roland connaissait bien depuis ses jeunes années à Gilead. Là-bas, c’était presque un nom sacré. Elle fit deux fois la révérence, soulevant des jupes invisibles avec une grâce qui pinça le cœur du Pistolero — c’était à Mejis qu’il avait vu ce genre de révérence pour la première fois, quand avec ses amis Alain et Cuthbert, ils y avaient été envoyés par leurs pères.