Elle repartit en direction de la
(salle)
mare, tout humide et luisante. Elle y resta sans bouger pendant cinq minutes, puis dix. Le hibou poussa son cri de salut moqueur — hou ! — et, comme en réponse, la lune sortit un instant de derrière les nuages, pour jeter un œil à la scène. Dans la seconde, le camouflage d’un petit animal fut réduit à néant. Il essaya de filer à côté de la femme. Elle le prit au piège avec une maîtrise impeccable, et plongea le visage dans son ventre palpitant. Il y eut un crissement mouillé, suivi de déchirements et de mastication. Elle brandit ce qui restait de l’animal dans le clair de lune, ses mains et ses poignets bruns assombris par le sang. Puis elle le déchira en deux et l’avala. Elle éructa bruyamment et se replongea dans l’eau d’un coup de rein. Cette fois-ci, Roland entendit un grand éclaboussement, et il sut que le banquet prenait fin pour ce soir. Elle avait même mangé une partie des mouchetons, les attrapant au vol sans efforts. Tout ce qu’il espérait, c’est que ce qu’elle avait englouti ne la rendrait pas malade. Jusqu’ici, rien de bien grave.
Pendant qu’elle se nettoyait sommairement, essuyant le sang et la boue, Roland revint sur ses pas, ignorant les douleurs croissantes dans sa hanche et se déplaçant avec toute sa ruse habituelle. Par trois fois déjà, il avait assisté à ce genre de scène, et il lui avait suffi d’une fois pour constater que les sens de la femme se trouvaient effroyablement aiguisés.
Il s’arrêta près de son fauteuil, vérifiant qu’il n’avait laissé aucune trace aux environs. Il vit une empreinte de botte, l’effaça, puis jeta une poignée de feuilles par-dessus, pour faire bonne mesure. Pas trop, cependant ; le mieux était l’ennemi du bien. Une fois l’opération terminée, il retourna vers la route et vers leur campement, sans plus se dépêcher. Elle aussi aurait un peu de ménage à faire avant de rentrer. Que verrait Mia, au moment de nettoyer le fauteuil de Susannah ? Une espèce de petit char motorisé ? Peu importait. L’important, c’était sa grande intelligence. S’il ne s’était pas réveillé pour faire de l’eau une des nuits précédentes, il n’aurait sans doute jamais eu connaissance de ses expéditions de chasse, et pourtant il était censé être fin, pour ce genre de choses.
Pas aussi fin qu’elle, asticot. Maintenant, comme si le fantôme de Vannay ne suffisait pas, c’était au tour de Cort de lui faire la leçon. Elle te l’a déjà prouvé, pas vrai ?
Oui. Elle lui avait prouvé qu’elle était intelligente comme trois femmes. Et voilà qu’une quatrième entrait en scène.
Quand Roland vit apparaître devant lui la trouée dans les arbres — la route qu’il suivait, et l’endroit où ils avaient établi leur campement pour la nuit — il inspira lentement et profondément, deux fois. Ce qui avait pour but de le calmer, et qui ne marcha pas très bien.
De l’eau si Dieu le veut, se rappela-t-il. Pour les grandes choses de ce monde, Roland, tu n’as pas voix au chapitre.
Voilà une vérité qui n’était pas facile à accepter, surtout pour un homme lancé dans une quête telle que celle-ci ; mais il avait appris à vivre avec.
Il inspira une nouvelle fois, puis sortit de la forêt. Il relâcha l’air en un long soupir de soulagement en en voyant Eddie et Jake allongés près du feu éteint, profondément endormis. La main droite de Jake, celle que tenait Eddie quand le Pistolero les avait quittés pour suivre Susannah, s’enroulait à présent autour d’Ote.
Le bafouilleux ouvrit un œil et fixa Roland. Puis il le referma.
Roland ne l’entendit pas venir, mais il la sentit. Il s’empressa de se coucher, roula sur le côté et s’enfouit le visage dans le creux de son bras. Et, dans cette position, il put observer le fauteuil roulant qui sortait de sous les arbres. Elle l’avait nettoyé rapidement, mais efficacement. Roland ne vit pas une seule tache de boue. Les rayons scintillaient sous le clair de lune.
Elle gara le fauteuil au même endroit que la veille, s’en extirpa avec sa grâce habituelle et alla se coucher auprès d’Eddie. Roland la regarda s’approcher de la forme endormie de son mari avec quelque inquiétude. Quiconque aurait rencontré Detta Walker aurait ressenti la même, se dit-il. Car cette femme qui se faisait appeler mère ressemblait étrangement à cette Detta.
Allongé dans l’immobilité la plus totale, comme s’il était suspendu dans un sommeil profond, Roland s’apprêtait à bondir.
Alors elle écarta les cheveux du front d’Eddie et l’embrassa au creux de la tempe. La tendresse de ce geste en dit long au Pistolero. Il pouvait dormir tranquille. Il ferma les yeux et laissa les ténèbres l’emmener.
CHAPITRE 4
Palabre
Lorsque Roland se réveilla le lendemain, Susannah dormait toujours, mais Eddie et Jake étaient debout. Eddie avait refait un petit feu sur le squelette gris de l’ancien. Le garçon et lui étaient assis tout près pour en recueillir la chaleur, en train de manger ce qu’Eddie appelait les burritos à la pistolero. Ils avaient l’air à la fois excités et inquiets.
— Roland, fit Eddie, je crois qu’il faut qu’on parle. Il nous est arrivé quelque chose la nuit dernière…
— Je sais, répondit Roland. Vous êtes allés vaadasch.
— Vaadasch ? demanda Jake. Qu’est-ce que c’est que ça ?
Roland commença à leur raconter, puis il secoua la tête.
— Si on doit palabrer, Eddie, tu ferais bien de réveiller Susannah. Comme ça on n’aura pas à répéter tout le début.
Il jeta un œil vers le sud.
— Et avec un peu de chance, nos nouveaux amis ne nous interrompront pas avant qu’on ait fini notre discussion. Ça ne les concerne pas.
Mais déjà il se demandait si c’était bien le cas.
Avec un intérêt plus vif que d’ordinaire, il regarda Eddie secouer Susannah. Il était sûr que ce serait bien Susannah qui ouvrit les yeux, mais il ne l’aurait pas juré. Mais c’était elle. Elle s’assit, s’étira, se passa les doigts dans ses boucles serrées.
— Qu’est-ce qui te prend, choupinet ? J’étais partie pour une heure de plus, au moins.
— Il faut qu’on parle, Sue, fit Eddie.
— Tout ce que tu voudras, mais pas maintenant. Mon Dieu, je suis toute courbatue.
— C’est le fait de dormir sur du dur, répondit Eddie.
Sans compter la chasse toute nue dans les marécages, pensa Roland.
— Verse-moi de l’eau, trésor.
Elle tendit les paumes de ses mains, et Eddie lui versa de l’eau d’une des outres. Elle se la jeta sur le visage et dans les yeux et poussa un petit cri frissonnant.
— Glacé !
— Cassée ! fit Ote.
— Pas encore, dit-elle au bafouilleux. Mais encore quelques mois à ce régime-là, et je le serai vraiment. Roland, tes amis de l’Entre-Deux-Mondes, le café, ils connaissent ?
Roland acquiesça.