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— Est-ce que ce sont vraiment nos amis ? demanda Jake.

— Ça, c’est secondaire, répondit Roland, en se demandant une nouvelle fois si c’était bien vrai. Pour l’instant, concentrons l’esprit de notre khef sur cette Librairie Spirituelle, quel que soit son nom. Vous avez vu les écumeurs de la Tour Penchée verboiser le propriétaire, c’est bien ça ? Ce Tower, ou Toren.

— Le malmener, tu veux dire ? demanda Eddie. Lui tordre le bras ?

— Oui.

— Ça tu peux le dire, fit Jake.

— Le dire, glissa Ote. Peux le dire.

— Je te parie ce que tu veux que Tower et Toren, c’est le même nom, dit Susannah. Toren, c’est « tour », en allemand. « Tower », en anglais.

Elle vit que Roland s’apprêtait à ajouter quelque chose, et elle leva la main.

— Les gens font parfois ce genre de choses, dans notre petit bout d’univers, Roland — ils changent un nom étranger pour un autre, qui sonne plus… euh… américain.

— Ouais, fit Eddie. C’est comme ça que Stempowicz est devenu Stamper… que Yakov est devenu Jacob… ou…

— Ou Béryl Evans, Claudia y Inez Bachman, dit Jake.

Il éclata de rire, mais le cœur n’y était pas vraiment.

Eddie ramassa une brindille à demi-brûlée et se mit à griffonner distraitement dans la terre. Une par une, les Grandes Lettres s’y dessinèrent :

C… L… A… U.

— Gros Blair l’a même dit, que c’était allemand. « Un boche, ça reste un boche, pas vrai, patron ? »

Il regarda Jake pour avoir sa confirmation. Jake acquiesça, puis lui prit la brindille des mains et compléta l’inscription :

D… I… A.

— Le fait qu’il soit allemand, ça n’est pas anodin, tu sais, dit Susannah. À une époque, les Allemands possédaient la plus grande partie de Manhattan.

— Tu veux en rajouter dans le registre Dickens ? demanda Jake.

Il inscrivit un y dans la terre, après CLAUDIA, puis leva les yeux vers Susannah.

— Qu’est-ce que tu dis de la maison hantée, quand j’ai traversé pour atterrir dans ce monde ?

— Le Manoir, dit Eddie.

— Le Manoir de Dutch Hill, ajouta Jake.

— Dutch Hill. Ouais, c’est vrai. Bon Dieu.

— Venons-en au fait, dit Roland. Je crois que le cœur de l’histoire, c’est ce papier que tu as vu. Et tu avais le sentiment qu’il fallait que tu le voies, pas vrai ?

Eddie acquiesça.

— Est-ce que c’était un besoin comparable à celui de suivre le Rayon ?

— Roland, j’ai cru que c’était le Rayon.

— Le chemin vers la Tour, autrement dit.

— Ouais, fit Eddie.

Il pensait aux mouvements des nuages le long du Rayon, aux ombres s’étirant le long du Rayon, à chaque brindille de chaque arbre, tendue dans la direction du Rayon. Toutes choses servent le Rayon, leur avait dit Roland, et ce besoin qu’avait ressenti Eddie de voir le papier que Balazar avait posé en face de Calvin Tower avait quelque chose de rude et d’impérieux.

— Dis-moi ce qu’il disait.

Eddie se mordit la lèvre. Il ne ressentait pas une peur comparable à celle de sculpter la clef qui leur avait finalement permis de sauver Jake et de le ramener de ce côté-ci, mais il n’en était pas loin. Parce que, comme dans le cas de la clef, il s’agissait de quelque chose d’important. S’il oubliait quoi que ce soit, des mondes entreraient en collision.

— Ben, je me rappelle pas tout, pas mot pour mot…

Roland eut un geste d’impatience.

— Si c’est ça que je cherche, je t’hypnotise et je peux te dire que tu me diras tout, mot pour mot.

— Tu penses que c’est important ? demanda Susannah.

— Je pense que tout est important, répondit Roland.

— Et si l’hypnose ne marche pas sur moi ? demanda Eddie. Et si je n’étais pas, disons, un bon sujet ?

— C’est à moi d’en décider, dit Roland.

— Dix-neuf, dit Jake brusquement.

Ils se tournèrent tous vers lui. Ils fixaient des yeux les lettres qu’Eddie et lui avaient dessinées par terre, à côté du feu éteint.

— Claudia y Inez Bachman. Dix-neuf lettres.

3

Roland réfléchit un instant, puis laissa couler. Si le chiffre dix-neuf jouait réellement un rôle dans tout ça, sa signification finirait par se révéler, avec le temps. Pour l’instant, il y avait d’autres priorités.

— Le papier, dit-il. Restons là-dessus, pour le moment. Dis-moi tout ce que tu te rappelles.

— Eh bien, c’était un accord légal, avec le sceau en bas, et tout.

Eddie s’interrompit, soudain frappé par une question on ne peut plus simple. Roland avait probablement pigé cette partie-là — après tout, il avait plus ou moins contribué au respect de la loi, en son temps —, mais ça ne coûtait rien de s’en assurer.

— Les magistrats, tu connais, non ?

Roland lui répondit de son ton le plus sec.

— Je te rappelle que je viens de Gilead, Eddie. La plus intérieure des Baronnies Intérieures. Là-bas, nous avions plus de marchands, de fermiers et de fabricants que d’hommes de loi, mais à peu de choses près.

Susannah se mit à rire.

— Tu me fais penser à une scène dans Shakespeare, Roland. Deux personnages — Falstaff et le prince Hal, il me semble, mais je ne suis pas sûre — sont en train de discuter de ce qu’ils feront quand ils auront gagné la guerre et pris le pouvoir. Et l’un d’eux dit : « Pour commencer, nous tuerons tous les hommes de loi. »

— Ce serait le rêve, de commencer par là, dit Roland, et le ton pensif qu’il employa donna le frisson à Eddie.

Puis le Pistolero se tourna de nouveau vers lui.

— Continue. Et si quoi que ce soit te revient, Jake, n’hésite pas à intervenir. Et détendez-vous, tous les deux, au nom de vos pères. Tout ce que je veux pour l’instant, c’est une idée générale.

Eddie s’en était douté, mais c’était réconfortant de l’entendre de la bouche de Roland.

— D’accord. Il s’agissait d’un protocole d’accord. C’était écrit en gros, en haut de la page. En bas, ça disait « bon pour accord », et il y avait deux signatures. L’une était celle de Calvin Tower. L’autre, celle d’un Richard quelque chose. Tu t’en souviens, Jake ?

— Sayre, fit Jake. Richard Patrick Sayre.

Il marqua une courte pause, mais ses lèvres continuaient à remuer en silence. Puis il hocha la tête.

— Dix-neuf lettres.

— Et il disait quoi, ce protocole ? demanda Roland.

— Pas grand-chose, si tu veux tout savoir. Enfin, c’est ce qu’il m’a semblé, en tout cas. En gros, il disait que Tower était propriétaire d’un terrain vague au coin de la 46e Rue et de la 2e Avenue…

— Le fameux terrain vague, dit Jake. Celui avec la rose.

— Ouais, celui-là même. Quoi qu’il en soit, Tower a signé l’accord le 15 juillet 1976. Sombra Corporation lui a versé cent mille billets. Et lui leur a donné (si on peut dire) la promesse de ne pas vendre ce terrain à qui que ce soit excepté la Sombra pendant l’année qui suit, d’en prendre soin — payer les impôts, et cetera — et de laisser à la Sombra un droit de préemption, s’il ne le leur avait pas vendu à cette date. Ce qu’il n’avait pas fait, visiblement, mais il restait encore un mois et demi avant l’échéance.