— M. Tower a dit que les cent mille avaient été dépensés, ajouta Jake.
— Y avait-il quoi que ce soit dans le protocole concernant un éventuel privilège de surenchère pour cette Sombra Corporation ? demanda Susannah.
Eddie et Jake réfléchirent, échangèrent un regard, puis secouèrent la tête.
— Vous êtes sûrs ?
— Pas sûrs et certains, mais il me semble bien, dit Eddie. Tu penses que c’est important ?
— Je n’en sais rien. Le genre de protocoles dont vous parlez… eh bien, sans privilège de surenchère, je ne vois pas à quoi ça rime. Si on y réfléchit une seconde, à quoi ça sert ? « Je soussigné, Calvin Tower, suis d’accord pour envisager de vendre mon terrain. Vous me versez cent mille dollars, et moi je réfléchis pendant une année entière. Enfin, quand je ne serai pas en train de boire mon café ou de jouer aux échecs avec mes amis, bien entendu. Et quand l’année sera passée, peut-être bien que je vous le vendrai, ou bien je le garderai pour moi, ou alors je le vendrai aux enchères, au plus offrant. Et si ça ne vous plaît pas, mes chéris, vous pouvez toujours pisser dans un violon si ça vous chante. »
— Tu oublies quelque chose, dit doucement Roland.
— Quoi ?
— Que cette Sombra Corporation n’est pas une société ordinaire, respectueuse des lois. Demandez-vous pourquoi une société légale louerait les services d’un type comme Balazar pour transmettre ses messages.
— Un point pour toi, reconnut Eddie. Tower était mucho paniqué.
— Quoi qu’il en soit, intervint Jake, ça éclaire au moins certains points. L’enseigne que j’ai vue dans le terrain vague, par exemple. Cette Sombra Corporation gagnait aussi le droit de « faire la publicité de projets en préparation » dans les locaux. Tu as vu cette partie-là, Eddie ?
— Je crois, oui. Juste après le passage qui dit que Tower ne doit pas hypothéquer sa propriété, à cause de l’intérêt de Sombra Corporation, c’est ça ?
— C’est ça, confirma Jake. Le panneau que j’ai vu dans le terrain disait…
Il fit une pause, perdu dans ses réflexions, puis il leva les bras et fixa le regard entre ses deux mains, comme s’il lisait une pancarte visible de lui seul : « LES ENTREPRISES MILLS ET SOMBRA PROMOTION POURSUIVENT LA RÉNOVATION DE MANHATTAN ! BIENTÔT SUR CET EMPLACEMENT : LE COMPLEXE RÉSIDENTIEL DE LA BAIE DE LA TORTUE ! »
— Alors c’est pour ça qu’ils veulent le terrain ? fit Eddie. Pour construire des apparts. Mais…
— Qu’est-ce que c’est, un complexe résidentiel ? demanda Susannah, en fronçant les sourcils. Ça ressemble à un nom de cocktail vitaminé.
— C’est comme un ensemble d’appartements en copropriété, répondit Eddie. Il y en avait sans doute dans ton quand, mais sous un autre nom.
— Ouais, dit Susannah un peu rudement. On les appelait les co-op. Ou parfois, en allant très loin dans le centre-ville, on les appelait « résidence ».
— Peu importe, parce que de toute façon, ça n’est pas de ça qu’on parle, fit Jake. En tout cas ça n’a rien à voir avec l’immeuble dont parlait la pancarte. Tout ça, c’est rien que du… purée, comment on appelle ça, déjà ?
— Du camouflage ? suggéra Roland.
Jake eut un grand sourire.
— Du camouflage, c’est ça. Le sujet, c’est la rose, pas cet immeuble ! Et ils ne pourront pas l’obtenir tant qu’ils n’auront pas le sol sur lequel elle pousse. J’en suis certain.
— Tu as peut-être raison, l’immeuble n’a rien à voir là-dedans, mais ce nom, la Baie de la Tortue, il fait écho, vous ne trouvez pas ?
Elle regarda le Pistolero.
— Cette partie de Manhattan s’appelle la Baie de la Tortue, Roland.
Il hocha la tête, sans paraître surpris. La Tortue était l’un des Douze Gardiens, et elle se tenait sans aucun doute au bout de ce Rayon sur lequel ils cheminaient.
— Ces types des chantiers Mills ne sont peut-être pas au courant, pour la rose, dit Jake, mais je vous parie que ceux de la Sombra Corporation, si.
Il enfouit la main dans la fourrure d’Ote, qui était à présent tellement épaisse sur la nuque que la main du garçon disparut complètement.
— Ce que je crois, c’est que, quelque part dans New York — dans un immeuble de bureaux, probablement dans la Baie de la Tortue, dans l’East Side — il y a une porte au nom de Sombra Corporation. Et quelque part derrière cette porte, il y a une autre porte. Le genre qui vous amène ici.
Ils restèrent assis à y réfléchir pendant un moment — à ces mondes tournant autour d’un axe unique, dans une harmonie mourante — et aucun d’eux ne prononça un mot.
— Voilà ce qui se passe, à mon avis, fit Eddie. Suze, Jake, surtout arrêtez-moi si je me trompe. Ce Cal Tower est une sorte de protecteur de la rose. Son conscient ne le sait peut-être pas, mais je crois que c’est son rôle. À lui, et peut-être à tous ses ancêtres. Ça expliquerait le nom.
— Seulement, il est le dernier, fit Jake.
— Rien ne te permet d’en être sûr, trésor, objecta Susannah.
— Pas d’alliance, dit Jake, et Susannah acquiesça, lui accordant ce point-là, du moins pour l’instant.
— Peut-être qu’à une époque, il y avait des tas de Toren, possédant des tas de propriétés à New York, dit Eddie, mais c’est du passé. Maintenant, la seule barrière entre la Sombra Corporation et la rose, c’est ce petit gros presque fauché, qui a changé de nom. Un simple… comment on appelle ces gens qui aiment les livres ?
— Un bibliophile, souffla Susannah.
— Voilà, c’est ça. Et George Biondi n’est peut-être pas Einstein, mais il a dit au moins un truc malin, quand on les espionnait. Il a dit que cet endroit n’était pas une boutique, mais un trou à fric. Son petit cirque, c’est une vieille histoire, là d’où on vient, Roland. Quand ma M’man voyait un gars riche à la télé — du genre Donald Trump…
— Qui ? fit Susannah.
— Tu ne connais pas, en 1964 c’était encore qu’un gamin. Et puis c’est sans importance. Elle disait : « On fait et on défait une fortune en trois générations, c’est ça, vivre à l’américaine, mes garçons. » Alors voilà notre Tower, il est un peu comme Roland — le dernier de sa lignée. Il vend un petit bout de terrain par-ci par-là, il paie ses impôts, il paie ses traites, il assure les notes de cartes de crédit et la facture du médecin, il renouvelle un peu son stock. Évidemment, j’invente… mais je ne sais pas, ça ne colle pas.
— Non, renchérit Jake à voix basse, fasciné. Ça ne colle pas.
— Peut-être que vous avez partagé le même khef, suggéra Roland. Ou plutôt, tu as dû le toucher par le shining. Comme mon ami Alain savait le faire. Continue, Eddie.
— Et chaque année il se dit que la librairie va remonter la pente. Se reprendre, comme ça arrive parfois à New York. Sortir du rouge pour passer au noir, et qu’alors tout ira bien pour lui. Et un jour il ne lui reste plus qu’une chose à vendre : le lot 298, numéro 19, dans la Baie de la Tortue.
— 298 se simplifie en 19, fit remarquer Susannah. J’aimerais bien savoir si ça a un sens, ou si c’est juste le syndrome de la voiture bleue.
— C’est quoi, le syndrome de la voiture bleue ? demanda Jake.
— Il suffit que tu achètes une voiture bleue, et tu vois des voitures bleues partout.