Mais avant qu’il pût achever sa réflexion, il lui vint un pressentiment. Il sentit le désespoir s’immiscer dans son cœur. La nouvelle devait forcément arriver pendant je suis ici, se dit-il. Là, sur ce lopin paumé où y a rien qui veut pousser, où y a rien que de la malchance. Il était temps, pas vrai. Plus que temps.
— Andy.
— Oui ! lança Andy, le sourire aux lèvres. Andy, votre ami ! Qui revient d’une bonne balade, votre serviteur. Voulez-vous entendre votre horoscope, Tian sai ? C’est la Pleine Terre. La lune est rouge, celle qu’on appelait dans l’Entre-Deux-Mondes la Lune Chasseresse, en tout cas. Un ami va vous rendre visite ! Les affaires vont prospérer ! Vous aurez deux idées, une bonne et une mauvaise…
— La mauvaise, c’était de venir ici retourner ce champ, dit Tian. Oublie mon fichu horoscope, Andy. Qu’est-ce que tu viens faire ici ?
Le sourire d’Andy ne pouvait sans doute pas se troubler — après tout, il n’était qu’un robot, le dernier de Calla Bryn Sturgis, ou au moins à des roues à la ronde —, mais il sembla pourtant à Tian qu’il se troublait bel et bien. Ce robot ressemblait à un bonhomme dessiné par un enfant, proportionnellement trop grand et trop maigre. Il avait les bras et les jambes argentés. Sa tête était formée d’un baril d’acier, avec des yeux électriques. Son corps, un simple cylindre, était doré. Incrustée au milieu — sur ce qui aurait été sa poitrine — on lisait la légende suivante :
Pourquoi, ou comment cette chose stupide avait-elle survécu, quand tous les autres robots avaient disparu — disparu depuis des générations — Tian n’en savait rien, et ne s’en souciait guère. On avait tendance à tomber sur lui n’importe où dans La Calla (il ne s’aventurait pas au-delà de ses frontières), déambulant sur ses jambes d’argent trop fines, à regarder dans tous les sens, cliquetant de temps à autre pour lui-même quand il lui arrivait d’engranger — ou d’éliminer, qui sait ? — des informations. Il chantait des chansons, colportait les racontars et les rumeurs à travers la ville — un marcheur infatigable, cet Andy, le Robot Messager — et ce qu’il semblait aimer par-dessus tout, c’était délivrer les horoscopes, même si tout le monde dans le village s’accordait à dire qu’ils ne signifiaient rien.
Il avait une autre fonction, néanmoins, une fonction qui signifiait beaucoup.
— Qu’est-ce que tu fiches là, espèce de sac à boulons ? Réponds-moi ! C’est les Loups, c’est ça ? Ils arrivent de Tonnefoudre ?
Tian se tenait là, levant les yeux vers la face stupide et souriante du robot métallique, sentant la sueur refroidir sur sa peau, priant de toutes ses forces que cet imbécile répondrait non, puis qu’il proposerait de lui redire son horoscope, ou éventuellement de lui chanter « Le Chant du maïs vert », l’intégrale, avec ses vingt ou trente couplets.
Mais tout ce qu’Andy su répondre, le sourire toujours vissé sur la figure, c’est :
— Oui, sai.
— Par le Christ et l’Homme Jésus, fit Tian (à force d’observer le Vieux, il en avait déduit que ces deux noms désignaient la même chose, mais il n’avait jamais poussé plus loin la question). Combien de temps ?
— Une lune complète, avant qu’ils n’arrivent, répondit Andy.
— De pleine à pleine ?
— À peu de chose près, sai.
Trente jours, plus ou moins. Trente jours jusqu’aux Loups. Et aucune chance qu’Andy se trompe. Personne n’intuitait comment ce robot savait qu’ils sortaient de Tonnefoudre si longtemps en avance, mais le fait est qu’il le savait. Et il ne se trompait jamais.
— Va te faire foutre, avec tes mauvaises nouvelles ! hurla Tian, et le tremblement dans sa voix le rendit fou de rage. À quoi tu sers ?
— Je suis désolé que les nouvelles soient mauvaises, fit Andy.
Ses entrailles émirent un cliquetis perceptible, ses yeux brillèrent d’un bleu plus vif, et il recula d’un pas.
— Ne souhaitez-vous pas que je vous dise votre horoscope ? C’est la fin de la Pleine Terre, période particulièrement propice pour boucler les vieilles affaires et faire de nouvelles rencontres…
— Et va te faire foutre avec ta fausse prophétie, pendant qu’on y est !
Tian se baissa, ramassa une motte de terre et la lança sur le robot. Un galet, enterré dans la motte, fit résonner la peau de métal d’Andy. Tia sursauta, puis se mit à pleurer. Andy recula de nouveau d’un pas, son ombre s’allongeant sur la terre de Fils de Pute. Mais son sourire stupide et détestable ne vacilla pas.
— Et que diriez-vous d’une chanson ? J’en ai appris une amusante, chez les Manni, loin au nord de la ville ; elle s’appelle « En temps de pénurie, fais de Dieu ton ami ».
Et du tréfonds des entrailles d’Andy monta le la tremblotant d’un diapason, suivi d’une cascade de notes au piano.
— Ça fait…
La sueur qui dévalait le long de ses joues, qui le démangeait et qui lui collait les testicules aux cuisses. La puanteur de sa propre obsession, ridicule. Tia qui tendait son visage débile vers le ciel. Et maintenant cet idiot de robot, porteur de mauvaises nouvelles, qui s’apprêtait à lui sortir une espèce d’hymne Manni.
— Tais-toi, Andy.
Il parlait d’un ton raisonnable, mais les dents serrées.
— Sai, acquiesça le robot, puis, grâce à Dieu, il se tut.
Tian s’approcha de sa sœur qui braillait, lui passa le bras autour de l’épaule et respira son odeur épaisse (mais pas entièrement désagréable). Pas d’obsession là-dedans, rien que l’odeur du travail et de l’obéissance. Il soupira, puis se mit à caresser le bras tremblant de sa sœur.
— Arrête, espèce de garce braillarde, fit-il.
Les mots pouvaient paraître grossiers, mais dits sur une intonation des plus douces, et c’est à l’intonation qu’elle réagissait. Progressivement, elle se calma. Elle enfonçait la saillie de sa hanche juste en dessous de la cage thoracique de son frère (elle mesurait une bonne tête de plus que lui), et un passant se serait vraisemblablement arrêté pour les regarder, intrigué par la ressemblance des visages et par l’énorme différence de taille. La ressemblance, du moins, n’avait rien de contre nature : ils étaient jumeaux.
Il apaisa sa sœur avec un mélange de paroles tendres et de jurons — depuis des années, depuis qu’elle était revenue crânée de l’Est, ces deux modes d’expression étaient devenus équivalents pour Tian Jaffords — et elle finit par s’arrêter de pleurer. Et lorsqu’un rouilleau traversa le ciel, dessinant des vrilles en poussant ses habituelles séries d’horribles piaillements, elle le montra du doigt et se mit à rire.
Tian sentait monter en lui un sentiment tellement étranger à sa nature, qu’il ne le reconnut même pas.
— Ça va pas, dit-il. Non m’sieur. Par l’Homme Jésus et tous les dieux du ciel, c’est pas bien.
Il regarda vers l’est, vers les collines qui se déroulaient jusqu’aux ténèbres membraneuses qui se levaient et qui auraient pu être des nuages, mais qui n’en étaient pas. C’était la frontière de Tonnefoudre.