Tian se tenait debout, la plume entre les mains, contemplant le soleil qui sombrait à l’horizon, ses teintes dorées prenant peu à peu la couleur du sang infecté. Lorsque le disque rouge toucha la terre, l’homme jeta un nouveau regard dans la grand-rue. À part deux ou trois crânés assis sur les marches de chez Took, elle était déserte. Tous énormes et bons à rien, à part arracher les cailloux du sol. Il ne vit plus aucun homme, aucune mule remontant la rue. Il inspira profondément, expira, inspira de nouveau et leva les yeux vers le ciel qui s’assombrissait.
— Homme Jésus, je ne crois pas en toi, fit-il. Mais si tu es là, viens-moi en aide, maintenant. Dis grand merci à Dieu.
Puis il rentra et ferma les portes de la Salle du Conseil, un peu plus fort que nécessaire. Les conversations s’arrêtèrent net. Cent quarante hommes, des fermiers pour la plupart, le regardèrent s’avancer jusqu’au premier rang, son large pantalon blanc chuintant à chaque pas, ses bottillonnes claquant sur le parquet dur. Il pensait qu’il serait terrifié, peut-être même sans voix. Il n’était qu’un fermier, pas un artiste ou un homme politique. Et puis il pensa à ses enfants, et lorsqu’il leva les yeux vers ces hommes, il se rendit compte qu’il n’avait pas peur de les regarder dans les yeux. Dans sa main, la plume ne trembla pas. Lorsqu’il prit la parole, ses mots s’enchaînèrent sans difficulté, naturellement, avec cohérence. Ses paroles ne produiraient peut-être pas l’effet escompté sur ces hommes — c’est là que Gran-Pere avait sans doute raison —, mais ils semblaient tous désireux de l’écouter.
— Vous savez tous qui je suis, commença-t-il en se tenant debout là, les mains jointes autour de l’ancienne plume rougeâtre. Tian Jaffords, fils de Luke, époux de Zalia Hoonik qui-fut. Elle et moi avons cinq enfants, deux pairs et un singleton.
Ce qui déclencha des murmures graves, qui soulignaient sans doute combien Tian et Zalia avaient de la chance d’avoir leur Aaron. Tian attendit le retour au silence.
— J’ai vécu toute ma vie à La Calla. J’ai partagé votre khef et vous avez partagé le mien. À présent écoutez-moi, je vous prie.
— Grand merci-sai, reprit le murmure, à peine plus qu’une réponse de convenance, pourtant elle lui donna du courage.
— Les Loups arrivent. Je tiens la nouvelle d’Andy. Trente jours de lune à lune, et ils sont là.
D’autres murmures graves. Tian y entendit le désarroi et l’indignation, mais aucune surprise. En ce qui concernait la diffusion d’informations, Andy était on ne peut plus efficace.
— Même ceux parmi nous qui savent un peu lire et écrire n’ont presque plus de papier pour le faire, aussi je ne peux pas vous dire quand ils sont venus pour la dernière fois. Il n’y a pas de rapport, vous l’intuitez, juste le bouche-à-oreille. Je sais que j’étais grand né, alors ça fait plus de vingt ans…
— Vingt-quatre, fit une voix au fond de la salle.
— Non pas, vingt-trois, répondit une autre, plus près.
Reuben Caverra se leva. C’était un petit homme grassouillet, avec un visage rond et enjoué. Mais toute joie en avait disparu, on n’y lisait que la détresse.
— Ils ont pris Ruth, ma sœur, croyez-moi, je vous prie.
Un nouveau murmure — rien qu’un soupir d’acquiescement, en vocalise — monta des bancs sur lesquels les hommes s’étaient entassés. Ils auraient pu s’espacer, mais ils avaient opté pour le coude à coude. Il y avait parfois un certain réconfort dans l’inconfort, se dit Tian.
Reuben reprit la parole.
— On jouait sous le grand pin, dans la cour de devant, quand ils sont arrivés. Depuis, chaque année, je fais une marque sur l’arbre. Même depuis qu’ils l’ont ramenée, j’ai continué. Il y a vingt-trois marques, pour vingt-trois années.
Et il se rassit.
— Vingt-trois ou vingt-quatre, peu importe, commenta Tian. Ceux qui n’étaient que des gosses la dernière fois que les Loups sont venus sont maintenant adultes, et ils ont des gosses à eux. La récolte est belle, ici, pour ces salopards. Une belle récolte d’enfants.
Il marqua une pause, leur laissant l’occasion d’en venir à l’idée suivante par eux-mêmes, avant de la dire à voix haute.
— Si nous laissons les choses se produire, dit-il enfin, si nous laissons les Loups emmener nos enfants à Tonnefoudre et nous les renvoyer crânés.
— Mais qu’est-ce qu’on peut bien y faire ? cria un homme assis sur l’un des bancs du milieu. Ils sont pas humains !
Ses paroles furent accueillies par un marmonnement général et désespéré.
L’un des Manni se leva, tirant sa cape bleu nuit autour de ses épaules osseuses. Il balaya l’assemblée d’un regard menaçant. Pas des yeux de fou, mais des yeux bien loin de la raison, jugea Tian.
— Écoutez-moi, je vous prie, dit-il.
— Grand merci-sai.
Respectueux, mais réservés. Voir un Manni en ville était déjà chose rare, et voilà qu’il en arrivait huit, d’un seul coup. Tian se réjouissait de les voir là. S’il y avait un acte susceptible de prouver combien le sujet était grave, c’était bien l’apparition des Manni.
La porte de la Salle du Conseil s’ouvrit et un homme se glissa à l’intérieur. Il portait une longue cape noire. Il avait une cicatrice sur le front. Mais personne, y compris Tian, ne le remarqua. Ils fixaient tous le Manni.
— Écoutez ce que dit le Livre des Manni : Lorsque l’Ange de la Mort passa Ayjip, il tua le premier né de chaque foyer qui n’avait pas marqué sa porte du sang sacrificiel de l’agneau. Ainsi parle le Livre.
— Gloire au Livre, répliquèrent les autres Manni.
— Peut-être devrions-nous procéder ainsi, continua le porte-parole Manni.
Il s’exprimait d’une voix calme, mais une veine battait frénétiquement sur son front.
— Peut-être devrions-nous faire de ces trente jours un festival de réjouissances, en l’honneur des petits, puis les endormir, et laisser leur sang imbiber la terre. Que les Loups emportent leurs cadavres à l’est, s’ils le désirent.
— Vous êtes malade, lança Benito Cash, indigné et en même temps au bord du fou rire. Vous et tous les vôtres. On va quand même pas tuer nos babés !
— Ceux qui reviennent, ne seraient-ils pas mieux morts ? répliqua le Manni. Rien que des gros crânes inutiles ! Des coquilles vidées de leur chair !
— Si fait, et leurs frères et sœurs ? demanda Vaughn Eisenhart. Parce que les Loups n’en emmènent qu’un de chaque paire, vous le savez très bien.
Un deuxième Manni se leva, portant une longue barbe blanche et soyeuse, qui voletait devant sa poitrine. Le premier se rassit. Le vieil homme, Henchick, jeta un regard circulaire, puis le posa sur Tian.
— C’est toi qui tiens la plume, jeune homme… puis-je parler ?
D’un signe de tête, Tian l’encouragea à poursuivre. Les choses ne s’annonçaient pas mal du tout. Qu’ils commencent par bien tâter le terrain, en long, en large et en travers. Il savait qu’ils finiraient par voir qu’au fond, il n’existait qu’une alternative : laisser les Loups emmener un enfant impubère sur deux, comme ils l’avaient toujours fait, ou bien tenir tête et se battre. Mais pour en arriver à cette conclusion, il fallait qu’ils comprennent que toutes les autres voies étaient sans issue.