Le vieil homme s’exprima d’une voix patiente. Triste, même.
— C’est une idée terrible, si fait. Mais réfléchissez, sais : si les Loups venaient et nous trouvaient sans enfants, peut-être nous laisseraient-ils en paix pour toujours.
— Si fait, peut-être bien, gronda l’un des petits fermiers — son nom était Jorge Estrada. Mais peut-être que non. Manni-sai, vous voudriez vraiment tuer tous les enfants de la ville pour un peut-être ?
Un grand grognement d’approbation parcourut la foule. Un autre petit fermier, Garrett Strong, se leva. Il avait un faciès de carlin agressif. Il avait glissé les pouces dans sa ceinture.
— Autant tuer tout le monde, babés et adultes.
Le Manni n’eut pas l’air scandalisé. Ni lui, ni aucune des capes bleues autour de lui.
— C’est une possibilité, répondit le vieil homme. Si d’autres le souhaitaient, nous pourrions l’envisager.
Il s’assit.
— Pas moi, fit Garrett Strong. Autant se couper carrément la tête pour éviter de se raser. Écoutez-moi, je vous prie.
Il y eut des rires et on entendit vaguement crier : On t’entend très bien comme ça. Garrett se rassit, l’air un peu moins tendu, et rapprocha la tête de celle de Vaughn Eisenhart. L’un des autres propriétaires de ranch, Diego Adams, était tout ouïe, ses yeux noirs pleins d’intensité.
Un autre petit fermier se leva — Bucky Javier. Il avait de petits yeux bleu vif, dans une petite tête qui paraissait dégouliner sous son menton à barbichette.
— Et si on quittait les lieux quelque temps ? Si on emmenait nos enfants à l’ouest ? Jusqu’à la branche ouest du fleuve, pourquoi pas ?
Il y eut un moment de silence pensif devant cette idée audacieuse. L’embranchement ouest de la Whye se situait quasiment aux limites de l’Entre-Deux-Mondes… où, selon Andy, un grand palais de cristal vert était apparu récemment, pour disparaître tout aussi mystérieusement peu de temps après. Tian était sur le point de répondre lui-même quand Eben Took, l’épicier, le fit pour lui. Tian en fut soulagé. Il souhaitait garder le silence aussi longtemps que possible. Quand ils se seraient lassés de parler, il pourrait leur dévoiler la solution ultime.
— Ça va pas la tête ? lança Eben. Les Loups se pointeraient, verraient qu’on est partis, et ils mettraient le feu… aux fermes et aux ranchs, aux récoltes et aux magasins, à tout, sans exception. Qu’est-ce qu’il nous resterait, en rentrant ?
— Et s’ils nous suivent ? souligna Jorge Estrada, se joignant aux jérémiades. Vous croyez peut-être qu’on sera difficile à pister, pour des bêtes comme les Loups ? Ils vont nous faire griller, comme a dit Took, nous suivre jusqu’à ce qu’on rentre, et emmener les gosses !
Manifestation d’approbation sonore. Les bottillonnes martelèrent les lattes du parquet. Et quelques exclamations : Écoutez-le ! Écoutez-le !
— De plus, renchérit Neil Faraday, se levant et tenant devant lui son large sombrero crasseux, ils ne nous volent jamais tous nos enfants.
Il parlait d’une voix ou perçait la peur, avec une intonation à la « ne paniquons pas » qui mit Tian à cran. C’était bien là la voie qu’il craignait par-dessus tout. Le fléau du faux appel à la raison.
L’un des Manni, plus jeune et sans barbe, lâcha un rire bref et méprisant.
— Ah, un sur deux sauvé ! Alors ça arrange tout, je suppose ? Dieu te bénisse !
Il aurait pu en dire plus, mais Henchick saisit le bras du jeune homme d’une main noueuse. Le jeune se tut, mais il ne baissa pas pour autant la tête en signe de soumission. Il avait de la violence dans les yeux, et ses lèvres ne formaient plus qu’une ligne mince et blanche.
— Je ne dis pas que c’est bien, précisa Neil.
Il s’était mis à faire tourner son sombrero, ce qui donna un peu le vertige à Tian.
— Mais il faut affronter la réalité en face, non ? Si fait. Il faut dire qu’ils ne les prennent pas tous. Parce que ma fille, Georgina, elle est tout aussi futée et intelligente…
— Oui-là, et ton fils George, c’est rien qu’un gros balourd qu’a plus rien dans le citron, compléta Ben Slightman.
Slightman était le contremaître d’Eisenhart et il n’était pas tendre avec les idiots. Il retira ses lunettes, les essuya sur son bandana, puis les remit sur son nez.
— Je l’ai vu assis sur les marches de chez Tooky en descendant la rue. J’l’ai vu de mes yeux. Lui et d’autres de ses copains sans cervelle.
— Mais…
— Je sais, fit Slightman. C’est une décision difficile. Quelques décérébrés, ça vaut sans doute mieux que de voir tout le monde mort — il marqua une pause — ou tous les enfants enlevés, au lieu de la moitié.
Des Écoutez-le et des Grand merci montèrent de l’assemblée quand Ben Slightman se rassit.
— Et ils nous laissent toujours assez pour continuer, non ? demanda un petit fermier qui habitait tout de suite à l’ouest de chez Tian, près de la frontière de La Calla. Il s’appelait Louis Haycox, et il s’exprimait d’une petite voix pensive, chargée d’amertume. En dessous de sa moustache, ses lèvres dessinaient un sourire presque complètement dépourvu d’humour.
— Nous ne tuerons pas nos enfants, affirma-t-il à l’intention des Manni. Que la grâce de Dieu vous accompagne, Messieurs, mais je crois que même vous, vous ne pourriez pas le faire, si vous étiez au pied du mur. En tout cas, pas tous. On ne peut pas plier bagages et partir pour l’ouest — ni où que ce soit, d’ailleurs — parce que ça voudrait dire abandonner nos fermes. Ils brûleraient tout, pour commencer, et puis ils reviendraient chercher les enfants comme si de rien n’était. Ils en ont besoin, Dieu sait pourquoi.
On en revient toujours au même : on est des fermiers, pour la plupart. Forts quand on a les mains dans la terre, faibles quand on les en retire. Moi j’ai deux gosses, quatre ans, ils ont, et je les aime tous les deux. J’en serais malade, de perdre l’un des deux. Mais j’en donnerais un pour sauver l’autre. Et ma ferme.
Des murmures d’approbation accueillirent ces paroles.
— Est-ce qu’on a vraiment le choix ? Voilà ce que je pense : la pire erreur à faire, ce serait de mettre les Loups en colère. Sauf, bien sûr, si on pouvait leur tenir tête. Si c’était possible, je me battrais. Mais je ne vois vraiment pas comment.
Tian sentait son cœur se ratatiner à chacune des paroles de Haycox. Combien de temps allait-il encore lui saper ses plans, par tous les dieux et par l’Homme Jésus !
Wayne Overholser se leva. Il était le fermier le plus prospère de Calla Bryn Sturgis, et son ventre proéminent le prouvait indiscutablement.
— Écoutez-moi, je vous prie.
— Nous disons grand merci-sai, murmura l’assemblée.
— J’vais vous dire ce qu’on va faire, dit-il en balayant le groupe du regard. On va faire ce qu’on a toujours fait. Il y en a parmi vous qui veulent vraiment tenir tête aux Loups ? Il y en a vraiment qui sont assez fous ? Avec quoi ? Des lances et des cailloux, quelques arcs et des bahs ? Peut-être quatre vieux calibres rouillés, pour compléter le tout ? lança-t-il en désignant d’un geste ironique la carabine d’Eisenhart.
— Te moque pas de mon flingue, fiston, fit Eisenhart, mais avec un sourire lourd de regrets.
— Ils vont venir et ils prendront les enfants, reprit Overholser, toujours en regardant autour de lui. Certains d’entre eux. Et puis ils nous laisseront tranquilles pendant une génération, ou peut-être plus. C’est ainsi, ça a toujours été ainsi, et moi je dis qu’il faut laisser faire.