Des grondements désapprobateurs montèrent, mais Overholser attendit le retour au silence.
— Vingt-trois ou vingt-quatre ans, peu importe. Ça fait long, de toute façon. Un long moment de paix. Vous avez peut-être oublié deux ou trois détails, les amis. Le premier, c’est que nos enfants, c’est une récolte comme une autre. Dieu en envoie toujours plus. Je sais que ça peut paraître dur. Mais c’est comme ça qu’on vit, et il faut continuer.
Tian n’attendit pas les réponses d’usage. S’ils poursuivaient sur cette voie, il perdrait toute chance de les faire revenir en arrière. Il leva la plume d’opopanax et dit :
— Écoutez ce que j’ai à dire ! Écoutez-moi, je vous prie !
— Grand merci-sai, fut leur réponse.
Overholser jeta à Tian un regard méfiant.
Et tu as bien raison de te méfier, pensa le fermier. Parce que j’en ai plus qu’assez de toute cette lâcheté, pour sûr.
— Wayne Overholser est un homme intelligent, un homme qui a réussi, fit Tian, voilà pourquoi ce n’est pas de gaieté de cœur que je le contredis. Et il y a une autre raison : c’est qu’il est assez vieux pour être mon Pa.
— Fais gaffe, il est p’t-être vraiment ton Pa, lança l’unique ouvrier agricole de Garrett Strong — Rossiter, il s’appelait —, et un rire général parcourut l’assemblée ; même Overholser ne put s’empêcher de sourire.
— Fiston, si vraiment ça te plaît pas de me contredire, eh bien ne le fais pas, répondit-il en continuant de sourire, mais seulement avec sa bouche.
— Pourtant, il le faut bien, répliqua Tian.
Il se mit à aller et venir lentement devant les bancs. Entre ses mains, la plume d’opopanax rouge brique se balançait. Tian éleva légèrement la voix, afin de faire comprendre à tous qu’il ne s’adressait plus seulement au gros fermier.
— Il le faut, parce que sai Overholser est assez vieux pour être mon Pa. Ses enfants à lui, ils sont grands, vous l’intuitez, et pour autant que je sache, il n’en avait que deux, une fille et un garçon.
Il marqua une pause, puis porta le coup de grâce.
— Nés à deux ans d’intervalle.
Des singletons, autrement dit. Tous les deux à l’abri des Loups, même s’il n’avait pas besoin d’en préciser autant. La foule se mit à murmurer.
Le visage d’Overholser prit une dangereuse teinte rouge sang.
— Comment tu peux dire une saloperie pareille ! Mes gosses ont rien à voir avec ça, tout seuls ou par deux ! Donne-moi cette plume, Jaffords. J’ai encore quelques petites choses à dire.
Mais déjà les bottes commençaient à tambouriner sur le parquet, lentement d’abord, puis accélérant le mouvement jusqu’à marteler les lattes comme de la grêle. Overholser jeta un regard circulaire plein de colère, le visage tellement rouge qu’il virait au violet.
— Je veux parler ! hurla-t-il. Voulez-vous m’écouter, je vous prie ?
Des Non, des pas maintenant, des C’est Jaffords qui a la plume, ou des Assieds-toi et écoute lui répondirent. Tian constata qu’Overholser était en train d’apprendre — et ça n’était vraiment pas trop tôt — qu’il y avait souvent un sentiment profond d’amertume envers les plus riches et les plus puissants, dans un village. Ceux qui se retrouvaient moins fortunés ou moins rusés (ce qui souvent revenait au même) pouvaient bien saluer du chapeau le passage des riches, dans leurs buckas ou leurs chariots bas ; ils pouvaient bien envoyer un cochon ou une vache en remerciement, quand un riche avait prêté son ouvrier pour bâtir une ferme ou une grange ; les gens comme il faut pouvaient bien recevoir les hourras au Conseil du Terme de l’Année pour avoir contribué à acheter le piano qui décorait désormais la musica du Pavillon. Pourtant, c’est avec une certaine satisfaction, voire de la sauvagerie, que les hommes de La Calla frappaient le sol de leur bottillonnes pour couvrir la voix d’Overholser.
Ce dernier, peu habitué à être contré de la sorte — sidéré, pour tout dire —, fit une nouvelle tentative Je veux la plume, je vous prie !
— Non, fit Tian. Plus tard, si tu le veux, mais pas maintenant.
Des vivats accueillirent sa réponse, surtout chez les plus petits fermiers et certains de leurs ouvriers. Les Manni ne se manifestèrent pas. Ils se serraient tellement les uns contre les autres qu’on aurait dit une tache d’encre bleu nuit au milieu de la salle. Il semblait clair que le tour que prenaient les choses les laissait perplexes. Pendant ce temps, Vaughn Eisenhart et Diego Adams allèrent se placer de chaque côté d’Overholser et lui parlèrent à voix basse.
C’est ta chance, se dit Tian. Autant la saisir.
Il leva la plume et tous se turent.
— Tout le monde aura l’occasion de s’exprimer, promit-il. Pour ma part, voilà ce que je dis : on ne peut pas continuer comme ça, à baisser la tête et à se taire, pendant que les Loups viennent chercher nos enfants.
— Ils les ramènent toujours, fit timidement un ouvrier du nom de Farren Posella.
— Ce qu’ils ramènent, c’est des cosses vides ! gémit Tian, et il fut encouragé par des Écoutez-le.
Pourtant, ça ne suffisait pas. Loin de là. Pas encore.
Il baissa encore d’un ton. Il ne souhaitait pas les haranguer. Overholser avait essayé, et ça ne l’avait mené nulle part, malgré ses mille arpents.
— Ils ramènent des cosses vides. Et nous, là-dedans ? Qu’est-ce que ça nous fait, à nous ? Certains diront « rien du tout », que les Loups ont toujours fait partie de nos vies, ici à Calla Bryn Sturgis, comme les cyclones, ou les tremblements de terre. Mais c’est faux. Ils ne viennent que depuis six générations, tout au plus. Et La Calla existe depuis plus de mille ans.
Le vieux Manni aux épaules noueuses et aux yeux menaçants se leva à demi.
— Il dit vrai, folken. Il y avait des fermiers ici — dont beaucoup de Manni — alors que les ténèbres de Tonnefoudre n’étaient pas encore apparues, sans parler des Loups.
Ces paroles suscitèrent des regards stupéfaits. Cet effroi mêlé d’admiration sembla satisfaire le vieillard, qui acquiesça et se rassit.
— Sur l’échelle du temps, on peut dire que les Loups, c’est presque nouveau. Ils sont venus six fois en, quoi, cent vingt ou cent quarante ans. Qui sait ? Pour autant qu’on intuite, le temps s’est peut-être ramolli, pour une raison ou pour une autre.
Un grondement sourd. Des hochements de tête.
— En tout cas, une fois par génération, poursuivit Tian.
Il avait conscience de la coalition hostile qui s’organisait autour d’Overholser, d’Eisenhart et d’Adams. Ben Slightman était peut-être de leur côté — sans doute. Ceux-là, il ne pourrait pas les émouvoir, même avec une voix d’ange. Eh bien, il pouvait se débrouiller sans eux. S’il gagnait les autres à sa cause.
— Ils viennent une fois par génération, et combien ils prennent d’enfants ? Trois douzaines ? Quatre ? Sai Overholser n’a peut-être pas de babés ce coup-ci, mais moi, j’en ai — pas une paire de jumeaux, mais deux. Heddon et Hedda, Lyman et Lia. Je les aime tous les quatre, mais dans un mois de ça, deux d’entre eux me seront enlevés. Et quand ces deux-là reviendront, ils seront crânés. Cette étincelle qui fait d’eux des êtres humains, elle aura disparu pour toujours.
Écoutez-le, écoutez-le, souffla la salle dans un soupir.