Elle hésita, tendant le bras pour caresser le bébé, geste de désir manifeste. Pour la première fois, Laura vit réellement les mains de sa mère. Les mains ridées d’une vieille dame. « Je sais que ta grand-mère te manque. Tu as donné son prénom au bébé. Loretta. » Elle caressa la joue de celle-ci. « Je ne peux pas prendre sa place. Mais je veux faire quelque chose, Laura. Par amour pour ma petite-fille. »
Pour Laura, voilà qui semblait un geste familial obligeant, un peu démodé. Mais c’était une faveur importune. Car elle savait qu’elle devrait rembourser son aide à sa mère – par des obligations, une plus grande intimité. Laura n’avait pas réclamé cela et elle n’en voulait pas. Et elle n’en avait même pas besoin : elle et David avaient derrière eux la compagnie, la bonne et solide Gemeinschaft de Rizome. « C’est très gentil à toi, maman. Merci de ton offre. Nous l’apprécions, David et moi. » Elle détourna le visage vers la vitre.
La chaussée s’améliora comme le véhicule parvenait à une zone en cours d’aménagement. Elles longèrent une marina encombrée de voiliers autopilotés à louer. Puis une galerie marchande aux allures de forteresse, bâtie, comme la Loge, en béton au sable de plage. Les monocorps avaient envahi le parking. Éclair cru des publicités lumineuses : T-SHIRTS BIÈRE VIN VIDÉO Entrée libre, Galerie climatisée !
« Les affaires marchent, pour un jour de semaine », remarqua Laura. La foule était pour l’essentiel composée de Houstoniens d’âge mûr, échappés pour la journée de leurs empilements de clapiers. Par douzaines, ils arpentaient le bord de mer, désœuvrés, le regard perdu vers le large, ravis par la seule vue d’un horizon dégagé.
Sa mère insistait toujours : « Laura, je me fais du souci pour toi. Je n’ai pas l’intention de diriger ton existence à ta place, si c’est cela que tu crains. Tu as toujours fort bien su te débrouiller toute seule, et j’en suis ravie, franchement. Mais il y a des choses qui peuvent arriver sans que tu en sois responsable. » Elle hésita. « Je veux que notre expérience te serve – la mienne, celle de ma mère. Ni l’une ni l’autre n’avons eu beaucoup de chance – avec nos hommes, avec nos enfants. Et ce n’est pas faute d’avoir essayé. »
La patience de Laura commençait à s’émousser. L’expérience de sa mère – voilà une chose qui l’avait hantée chaque jour de sa vie. Que sa mère y fasse à présent allusion, comme s’il était possible que cela ait pu sortir de l’esprit de sa fille, la frappa comme une attitude aussi bête qu’irréfléchie. « Il ne suffit pas d’essayer, maman. Il faut aussi savoir préparer l’avenir. Et ça, ça n’a jamais été le fort de ta génération. » Elle indiqua le paysage, derrière la vitre. « Ça ne te paraît pas flagrant ? »
Le monocorps avait atteint l’extrémité sud de la barrière marine de Galveston. Elles étaient en train de traverser un faubourg, jadis havre pour banlieusards avec gazon bien vert et terrain de golf. À présent, c’était un barrio, une prolifération de maisons subdivisées, converties en bars et en épiceries latines.
« Les gens qui ont bâti ces banlieues savaient qu’ils allaient être à court de pétrole, dit Laura, mais ils ont refusé de faire des plans en conséquence. Ils ont tout conçu autour de leurs précieuses voitures, même s’ils étaient conscients de transformer les centres-villes en ghettos. Aujourd’hui, les voitures particulières ont disparu et tous les gens fortunés se sont empressés de regagner le centre. Et ce sont les pauvres qui se sont retrouvés propulsés ici. Seulement, ils ne peuvent pas payer les quittances d’eau, alors les pelouses sont remplies de broussailles. Et ils n’ont pas de quoi se payer la climatisation, alors ils étouffent de chaleur. Pas un n’a même eu la jugeote de bâtir des vérandas. Même si tous les bâtiments édifiés au Texas en sont pourvus depuis plus de deux siècles ! »
Sa mère regarda docilement par la vitre. Il était midi et toutes les fenêtres étaient grandes ouvertes. À l’intérieur, les chômeurs suaient devant leurs téléviseurs subventionnés. Les pauvres vivaient chichement par les temps qui couraient. La prom de qualité standard, en sortie directe des cuves, simplement séchée comme de la farine de maïs, ne coûtait que quelques cents la livre. Dans les banlieues-ghettos, tout le monde mangeait de la prom, de la protéine monocellulaire. Le plat national du Tiers Monde.
« Mais c’est ce que j’essaie de te dire, ma chérie, rétorqua sa mère. Le monde change. Tu ne peux pas le contrôler. Et le malheur arrive. »
Laura prit un ton sévère : « Maman, ce sont des gens qui ont construit ces lotissements merdiques, ils ne sont pas sortis de terre tout seuls. On les a bâtis pour en extorquer un profit immédiat, sans songer au long terme. Je connais ces baraques, j’ai aidé David à les foutre en l’air. Regarde-moi ça ! »
Sa mère avait l’air peiné : « Je ne comprends pas. Ce sont des maisons modestes où vivent des pauvres. Au moins ils ont un toit, non ?
— Maman, ce sont des gouffres énergétiques ! Des cloisons en papier, des murs en carton-pâte, de vulgaires boîtes à sardines ! »
Sa mère hocha la tête. « Je ne suis pas femme d’architecte, ma chérie. Je vois bien que ces maisons te chagrinent, mais tu en parles comme si c’était de ma faute. »
Le monocorps tourna vers l’ouest pour remonter la 83e Rue, en direction de l’aéroport. La petite était endormie contre sa poitrine ; Laura l’étreignit plus fort, elle se sentait déprimée et furieuse. Elle ne voyait pas comment faire comprendre la chose à sa mère sans se montrer rude et brutale. Pouvoir lui dire : Maman, ton mariage était comme une de ces cages à lapins ; on l’use jusqu’à la corde et puis on se tire… Tu as jeté mon père hors de ton existence comme la voiture de l’an passé, et tu m’as donnée à élever à grand-mère, comme une plante verte qui ne collerait plus dans ton décor… Mais elle ne pouvait pas dire ça. Les mots ne pouvaient pas sortir.
Une ombre basse les survola, sans bruit. Un Boeing intercontinental, avec la queue rayée bleu et rouge d’Aéro Cubana. Laura songea à un albatros, avec ses larges ailes en lames de rasoir, inclinées vers le bas, attachées à un corps étroit et allongé. Ses moteurs ronronnaient.
La vue des avions provoquait toujours en elle des accès de nostalgie. Enfant, elle avait passé des heures dans les aérogares, au temps heureux avant que ne se désagrège sa vie de gosse de diplomate. L’appareil descendait doucement, avec la précision du guidage par ordinateur, déployant les pellicules jaunes de ses aérofreins. Laura l’observait en admirant le modernisme de sa conception. Les fines ailes de céramique paraissaient bien frêles. Mais elles auraient pu couper en deux n’importe quel tract comme un rasoir une tranche de fromage.
Elles entrèrent dans l’aéroport en franchissant un portail ouvert dans une clôture en treillis de plastique rouge. Devant le terminal, les monocorps faisaient la queue dans la file réservée aux taxis.
Laura aida sa mère à transférer ses bagages sur le chariot qui attendait. Le terminal était de style baroque organique, avec des murs isolés, épais comme ceux d’une forteresse, et des doubles portes coulissantes. À l’intérieur, l’atmosphère était d’une fraîcheur bénie, avec de forts relents de nettoyant pour sols. Accrochés au plafond, des écrans plats battaient les lettres annonçant départs et arrivées. Le chariot à bagages leur collait aux talons.
La foule était clairsemée. Scholes Field n’était pas un aéroport important, quoi que pût prétendre la ville de Galveston. Le conseil municipal l’avait fait agrandir après le dernier cyclone, dans une ultime tentative pour regonfler le moral de ses administrés. Une bonne quantité de ceux-ci s’étaient empressés d’en faire usage pour quitter définitivement la cité.