Elles enregistrèrent les bagages de sa mère. Laura regarda celle-ci bavarder avec l’employée du guichet. Une fois encore, elle était la femme dont Laura avait gardé le souvenir : calme, bien mise, immaculée, réservée sous une coquille diplomatique en téflon. Margaret Day : toujours séduisante à soixante-deux ans. Les gens duraient éternellement aujourd’hui. Avec un peu de chance, sa mère pouvait tenir encore une quarantaine d’années.
Elles gagnèrent ensemble la salle de départ. « Laisse-moi la prendre une fois encore dans mes bras », dit sa mère. Laura lui passa le bébé. Elle le tint comme si c’était un sachet d’émeraudes. « Si jamais j’ai dit quelque chose de blessant, tu me pardonneras, n’est-ce pas ? Je ne suis plus toute jeune et il y a des choses qui m’échappent. »
Sa voix était calme, mais durant un instant le tremblement de son visage dévoila comme un étrange air de supplication. Pour la première fois, Laura se rendit compte à quel point il en avait coûté à sa mère de vivre cette épreuve – combien elle s’était impitoyablement humiliée. Laura en ressentit une soudaine compassion, comme si elle découvrait brutalement un inconnu blessé sur le pas de sa porte. « Non, non, pas du tout, marmonna-t-elle sans s’arrêter, tout s’est très bien passé.
— Vous êtes un couple moderne, David et toi, poursuivait sa mère. En un sens, vous nous paraissez tellement innocents, à nous autres, euh, décadents du prémillénaire. » Elle sourit, désabusée. « Vous êtes si dénués de doutes. »
Laura réfléchit à la remarque alors qu’elles pénétraient dans la salle d’embarquement. Pour la première fois, elle avait une vague intuition du point de vue de sa mère. Elle resta debout près de son fauteuil, hors de portée de voix des quelques autres passagers en partance pour Dallas. « On te fait l’effet d’être dogmatiques. Suffisants. C’est ça ?
— Oh ! non, se hâta de répondre sa mère. Ce n’est pas du tout ce que je voulais dire. »
Laura inspira profondément. « Nous ne vivons pas sous le règne de la terreur, maman. C’est ça la vraie différence. Personne ne braque de missiles sur ma génération. C’est pour cela que nous pensons au long terme, à l’avenir. Parce que nous savons que nous en aurons un. » Elle étendit les mains. « Et nous n’avons pas gagné ce luxe. Ce luxe de paraître suffisants. C’est vous qui nous l’avez donné. » Laura se détendit légèrement, elle se sentait vertueuse.
« Eh bien… » Sa mère cherchait ses mots. « C’est quelque chose comme ça mais… Le monde dans lequel tu as grandi – d’une année sur l’autre il est plus lisse, mieux maîtrisé. Comme si vous aviez jeté un filet sur les Parques. Mais Laura, ce n’est pas le cas, pas vraiment. Et je m’inquiète pour vous. »
Laura était surprise. Elle n’aurait jamais cru sa mère d’un fatalisme aussi morbide. Cela lui semblait un comportement étrangement démodé. D’autant qu’elle le vivait avec conviction : comme si elle était prête à se mettre à ferrer des chevaux ou compter des grains de chapelet. Et puis, les choses se passaient plutôt bizarrement ces derniers temps, malgré elle, Laura éprouva un fugitif picotement de crainte superstitieuse.
Elle secoua la tête. « Très bien, maman. David et moi… nous savons que nous pouvons compter sur toi.
— Je n’en demande pas plus. » Sa mère sourit. « David a été merveilleux… tu l’embrasseras de ma part. » Les autres passagers se levaient, traînant mallettes et sacs de voyage. Sa mère embrassa le bébé, puis se leva et le lui rendit. Le visage de Loretta s’assombrit et elle se mit à nasiller un début de vagissement.
« Eh-oh », fit Laura d’un ton léger. Elle accepta la brève étreinte, un peu empruntée, de sa mère. « Salut.
— Appelle-moi.
— D’accord. » Faisant sauter Loretta pour l’apaiser, Laura regarda sa mère partir, se fondre dans la foule à la rampe de sortie. Une étrangère parmi d’autres. Quelle ironie, songea Laura. Cela faisait huit jours qu’elle avait attendu ce moment, et maintenant qu’il était arrivé, quelque part, ça lui faisait mal.
Laura consulta son multiphone. Elle avait une heure à tuer avant l’arrivée des Grenadins. Elle se rendit à la cafétéria. Les gens la dévisageaient, avec son bébé. Dans ce monde si encombré de vieillards, les bébés avaient valeur de nouveauté. Même les parfaits inconnus se mettaient à bêtifier, faire des grimaces et agiter le bout des doigts.
Laura s’assit et sirota l’infect café de l’aérogare, laissant se dissiper la tension. Elle était contente que sa mère soit partie. Elle sentait les fragments réprimés de sa personnalité se remettre lentement en place. Comme autant de plates-formes continentales remontant après une période glaciaire.
Deux tables plus loin, une jeune femme s’intéressait au bébé. Ses yeux brillaient et elle ne cessait de grimacer à Loretta à grand renfort de larges sourires niais. Laura l’observa, fascinée. Quelque chose dans ces pommettes larges, ces taches de son, évoquait la Texane typique. Peut-être ce côté rude, desséché, hérité de quelque ancêtre aux yeux durs vêtue d’une robe d’Indienne, de celles qui traversaient le pays comanche au triple galop et donnaient naissance à six gosses sans anesthésie. Cela transparaissait même à travers son maquillage vulgaire : les lèvres peintes en rouge sang, les yeux outrageusement fardés, l’épaisse crinière de la chevelure… Laura se rendit compte avec un sursaut que la femme était une prostituée de l’Église d’Ishtar.
Le vol des Grenadins était annoncé, en correspondance de Miami. La pute de l’Église bondit aussitôt, soudain rouge d’excitation. Laura lui emboîta le pas. Elle fonçait vers la salle d’embarquement.
Laura la rejoignit alors que l’avion se vidait. Cherchant ses hôtes parmi les passagers, elle les catalogua d’un regard. Une famille de pêcheurs de crevettes vietnamiens. Une douzaine de Cubains dépenaillés mais optimistes, avec leurs sacs en plastique. Un groupe de collégiens sérieux et tirés à quatre épingles, arborant le chandail de leur confrérie. Trois ouvriers de plates-formes pétrolières, vieux et ridés, portant chapeau de cow-boy et bottes de chantier.
Soudain, la femme d’Ishtar s’approcha pour lui parler : « Vous êtes chez Rizome, n’est-ce pas ?
— Raï-zome, dit Laura en rectifiant la prononciation.
— Dans ce cas, vous devez attendre Sticky et le vieux ? » Ses yeux pétillaient. Cela donnait à son visage osseux une étrange vivacité. « Est-ce que la rév’rende Morgan vous a causé ?
— J’ai fait sa connaissance, oui », hasarda prudemment Laura. Elle n’avait pas entendu parler de ce Sticky.
La femme sourit. « C’qu’il est chou, c’bébé… Oh ! tenez, les v’là ! » Elle leva les bras au-dessus de sa tête et les agita frénétiquement, le profond décolleté de son corsage révélant la ganse d’un soutien-gorge rouge. « You-ouh ! Sticky ! »
Un vieux rasta portant nattes fendit la foule dans leur direction. Le vieillard portait un dashiki à manches longues en synthétique bon marché, flottant sur un pantalon de toile trop grand. Il avait des sandales aux pieds.
Son jeune compagnon était en blouson de nylon, lunettes noires et jean. La femme se précipita pour l’embrasser.
« Sticky ! » Le jeune homme, dans un sursaut d’énergie, souleva la femme et lui fit décrire un demi-tour. Son visage sombre et régulier resta inexpressif derrière les lunettes noires.
« Laura ? » Sans bruit, une femme était apparue au côté de Laura. C’était Debra Emerson, une des coordinatrices de la sécurité de Rizome. Emerson était une Anglo-Saxonne à l’air triste, la soixantaine, des traits fins et délicats, le cheveu clairsemé. Laura l’avait souvent eue sur le Réseau et l’avait déjà rencontrée une fois, à Atlanta.