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Brève étreinte compassée, échange de baisers sur la joue, selon l’usage en vigueur chez Rizome. « Où sont les banquiers ? » demanda Laura.

De la tête, Emerson indiqua le rasta et son compagnon. Laura se sentit défaillir. « C’est eux ?

— Ces banquiers insulaires ne suivent pas nos traditions, expliqua Emerson en les observant.

— Savez-vous qui est cette femme ? demanda Laura. À quel groupe elle appartient ?

— L’Église d’Ishtar », répondit Emerson. Ça n’avait pas l’air de la réjouir. Elle regarda Laura dans les yeux. « Nous ne vous avons pas encore dit tout ce qu’il aurait fallu, pour des raisons de discrétion. Mais je sais que vous n’êtes pas naïve. Vous avez de bonnes relations dans le Réseau, Laura. Vous devez savoir comment ça se passe à la Grenade.

— Je sais que la Grenade est un paradis informatique », hasarda prudemment Laura. Elle ne savait trop jusqu’où aller.

Debra Emerson avait été naguère un gros bonnet de la CIA, du temps où il y avait encore une CIA et où les gros bonnets étaient encore en vogue. Les tâches de sécurité n’avaient plus aussi bonne presse désormais. Emerson avait la tête de quelqu’un qui a souffert en silence, ce quelque chose de translucide autour des yeux. Elle affectionnait les jupes de velours gris et les corsages à manches longues dans des tons discrets de brun ou de beige.

Le vieux rasta déboulait, tout sourire : « Winston Stubbs », se présenta-t-il. Il avait l’accent chantant des Antilles, voyelles adoucies entrecoupées des sèches consonnes de l’anglais. Il serra la main de Laura. « Et Sticky Thompson. Enfin, Michael Thompson. » Il se retourna : « Sticky ! »

Celui-ci arriva, le bras ceignant la taille de la fille de l’Église. « Je suis Laura Webster, dit Laura.

— Nous savons, dit Sticky. Et voici Carlotta.

— J’suis leur liaison », lança Carlotta, sur un ton traînant. Elle repoussa ses cheveux des deux mains et Laura aperçut une croix ansée tatouée à son poignet droit. « Z’avez beaucoup de bagages ? J’ai pris mon monocorps.

— Moi-et-moi, on a affaire au centre de l’île, expliqua Stubbs. Nous arriver à ta Loge plus tard dans la soirée, te prévenir par le Réseau, vu ? »

Emerson intervint : « C’est comme il vous plaira, monsieur Stubbs. »

Stubbs acquiesça. « À plus tard. » Tous trois s’éloignèrent, hélant un chariot à bagages.

Laura les regarda s’éloigner, interdite. « Sont-ils censés se promener à leur guise ? »

Emerson soupira : « C’est une situation délicate. Je suis désolée qu’on vous ait fait venir pour rien, mais ce n’est jamais qu’une de leurs petites fantaisies. » Elle prit son lourd sac à dos par la bretelle. « Appelons un taxi. »

Sitôt arrivée, Emerson disparut à l’étage, dans la salle de conférences de la Loge. D’habitude, David et Laura prenaient leur repas dans la salle à manger, ce qui leur permettait de bavarder avec les invités. Ce soir-là, toutefois, ils dînèrent avec Emerson dans la tour, avec la désagréable impression d’être des conspirateurs.

David mit la table. Laura ouvrit une barquette de piments farcis avec du riz à l’espagnole. David avait sa bouffe bio.

« Je veux être aussi franche et directe avec vous qu’il me sera possible, murmura Emerson. À l’heure qu’il est, vous devez avoir compris la nature de vos nouveaux hôtes.

— Oui », dit David. C’était loin de le réjouir.

« Alors, vous pouvez comprendre la nécessité d’une surveillance. Naturellement, nous comptons sur votre discrétion et celle de votre personnel. »

David esquissa un sourire. « Ça fait toujours plaisir de l’apprendre. »

Emerson semblait gênée. « Le comité avait prévu cette rencontre depuis déjà un certain temps. Ces Européens que vous avez accueillis ne sont pas des banquiers ordinaires. Ils appartiennent à l’EFT Commerzbank du Luxembourg. Et demain soir arrive un troisième groupe. La banque islamique Yung Soo Chim de Singapour. »

David se figea, la fourchette à mi-distance de la bouche. « Et ce sont également…

— Des pirates informatiques ? Oui.

— Je vois », dit Laura. Elle ressentit une bouffée soudaine d’excitation glacée. « C’est le gros truc…

— Très gros », confirma Emerson. Elle laissa l’information faire son effet puis reprit : « Nous leur avons proposé six endroits possibles pour la rencontre. Elle aurait aussi bien pu se tenir chez les Valenzuela à Puerto Vallarta. Ou les Warburton, dans l’Arkansas.

— Combien de temps doit-elle, durer, selon vous ? s’enquit David.

— Cinq jours. Peut-être une semaine, grand maximum. » Elle but une gorgée de thé glacé. « C’est à vous d’assurer une sécurité absolue, une fois qu’auront débuté les entretiens. Vous comprenez ? Portes bouclées, rideaux tirés. Plus la moindre allée et venue. »

David fronça les sourcils. « Nous allons avoir besoin de provisions. Je vais prévenir Mme Delrosario.

— Je peux m’en charger.

— Mme Delrosario est très pointilleuse sur le choix des approvisionnements, remarqua David.

— Ô mon Dieu ! dit Emerson, sans aucune raillerie. Enfin, l’épicerie n’est pas un problème majeur. » Elle trancha délicatement la peau de son poivron farci. « Il se peut que certains participants apportent leur propre nourriture. »

David était abasourdi. « Vous voulez dire qu’ils ont peur de manger ce qu’on leur donne ? Ils croient qu’on va les empoisonner, c’est ça ?

— David, c’est un signe de leur grande confiance en Rizome que ces trois banques aient déjà accepté de se rencontrer ici. Ce n’est pas de nous que chacune se méfie. Mais des deux autres. »

David était alarmé : « Dans quoi sommes-nous en train de nous fourrer, au juste ? Nous avons un bébé ici ! Sans parler de notre personnel ! »

Emerson prit un air blessé. « Vous sentiriez-vous mieux si cette Loge était truffée de gardes armés de Rizome ? Ou même si Rizome avait des gardes armés ? Nous ne pouvons nous mesurer à ces gens par la force, et nous ne devrions même pas essayer. C’est là notre avantage. »

Laura prit la parole. « Vous êtes en train de nous dire que parce que nous sommes inoffensifs, on ne nous fera pas de mal ?

— Ce que nous voulons, c’est réduire la tension. Nous n’avons pas l’intention d’arrêter ces pirates, de les poursuivre en justice, de les écraser. Nous avons décidé de négocier. C’est une solution moderne. Après tout, elle a marché pour la course aux armements. Et elle marche encore pour le Tiers Monde.

— L’Afrique exceptée », observa David.

Emerson haussa les épaules. « C’est un effort à long terme. La vieille guerre froide Est-Ouest, l’affrontement Nord-Sud… Tous ces combats appartenaient au passé. Nous les avons reçus en héritage. Mais aujourd’hui, nous voici confrontés à un défi réellement moderne. Cette réunion en est un élément. »

David parut surpris. « Allons donc. Il ne s’agit pas de pourparlers sur les armements nucléaires. J’ai lu des trucs sur ces planques de données. Ce sont des pirates miteux. De pauvres artistes de l’arnaque incapables de se faire eux-mêmes une place au soleil. Alors, ils se baptisent banquiers, alors ils s’habillent de costumes trois-pièces. Merde, ils peuvent bien piloter leur jet privé et tirer le sanglier dans les forêts de Toscane. Ce sont toujours de petits truands au rabais.

— C’est une attitude très correcte, dit Emerson. Mais ne sous-estimez pas les planques. Jusqu’à présent, comme vous dites, ce ne sont que des parasites. Ils volent des logiciels, piratent vidéo-disques et cassettes, envahissent l’intimité des gens. C’est une plaie, mais encore supportable par le système. Seulement, jusqu’à quand ? Il existe des marchés noirs potentiels pour l’ingénierie génétique, les transplantations d’organes, les substances neurochimiques… Toute une galaxie de produits modernes de haute technologie. Des pirates lâchés sur le Réseau, c’est déjà bien assez ennuyeux. Qu’arrivera-t-il si un spécialiste en ingénierie génétique décide de prendre un raccourci de trop ? »