La Comtesse elle-même était morte. Elle s’était suicidée d’un coup de revolver dans son bunker de Bamako et s’était fait incinérer, laissant un long testament délirant sur sa justification future par l’histoire. C’est ce qu’on prétendait, en tout cas. Pas la moindre preuve tangible de sa mort. Elle y avait veillé.
On n’était même pas certain de son identité véritable. Il y avait au moins cinq candidates sérieuses. De richissimes femmes d’extrême droite qui avaient disparu à un moment ou à un autre dans la clandestinité de la piraterie informatique et de l’espionnage international. Et c’était sans compter les centaines de contes abracadabrants et autres récits de complots bidons colportés dans le grand public.
Le truc le plus incroyable, le plus écœurant, c’est que les gens adoraient ça. Ils adoraient l’idée d’une comtesse maléfique entourée de ses mignons, même si témoignage et confessions révélaient tout le sordide de l’affaire. Cette femme était une malade mentale. Vieille, tremblante, complètement dérangée, entourée d’une bande d’individus partagée entre fanatiques et profiteurs.
Mais les gens ne voyaient pas les choses ainsi : ils étaient incapables de saisir la parfaite banalité de la corruption. À quelque niveau profond de l’inconscient, le public aimait les bouleversements politiques, l’insécurité, la saveur perverse de la terreur nucléaire. La terreur était un aphrodisiaque, une chance de nier la perspective à long terme pour vivre dans l’instant. Jadis, il en avait toujours été ainsi. Maintenant qu’elle le vivait, qu’elle entendait les gens en parler, elle savait.
Quelqu’un avait invité le maire. Magruder entreprit de lui expliquer toutes les subtilités légales inhérentes à la réouverture de la Loge. Il était sur la défensive pour justifier ses actes, à sa manière agressive habituelle. Elle se déroba avec des amabilités creuses. « Oh ! attendez, dit-elle. Il y a quelqu’un que je veux absolument rencontrer… » Sur quoi elle le laissa pour se précipiter, au hasard, sur une inconnue. Une femme noire, coiffée d’une courte frange, qui faisait tapisserie dans son coin en sirotant une eau de riz-soda.
C’était Emily Donato. Elle vit arriver Laura, la regarda avec une expression de pure terreur animale. Laura s’immobilisa, ébranlée. « Emily, dit-elle. Salut !
— Bonjour, Laura. » Elle allait se montrer civilisée. Laura le lut sur son visage, la vit dominer son envie de fuir.
Le brouhaha des conversations chuta d’une octave. Les gens les surveillaient derrière leur verre, du coin de l’œil. « Il faut que je boive », dit Laura. Une phrase creuse, il fallait qu’elle dise quelque chose.
« Je vais te chercher un verre.
— Non, allons-nous-en d’ici. » Elle poussa la porte et sortit sur la galerie. Quelques invités dehors, accoudés à la balustrade, regardant les mouettes. Laura traversa leur groupe. Emily lui emboîta le pas, à contrecœur.
Elles contournèrent le rempart, sous l’auvent. Il commençait à faire froid et Emily, dans sa petite robe à manches courtes, étreignit ses bras noirs dénudés. « J’ai oublié mon K-Way… Non, ça va. Vraiment. » Elle déposa son verre sur la balustrade en bois.
« Tu t’es coupé les cheveux, nota Laura.
— Ouais, fit Emily. Je réduis mon excédent de bagages ces derniers temps… » Lourd silence. « As-tu assisté au procès d’Arthur ? »
Laura fit non de la tête. « Mais je suis bien contente aujourd’hui que tu ne m’aies jamais présentée à ce salopard.
— Il me donnait l’impression d’être une pute », dit Emily. Tout simple, abject. « Il était du FAIT ! Des fois, j’ai encore du mal à le croire. Que je couchais avec l’ennemi, que j’ai craché le morceau, que tout est de ma faute. » Elle éclata en sanglots. « Et maintenant, ça ! Je ne sais même pas ce qui m’a pris de venir pointer mon nez ici. Oh ! j’aurais mieux fait de rester à Mexico. Je voudrais être en enfer !
— Pour l’amour du ciel, Emily, ne parle pas comme ça.
— J’ai déshonoré mon bureau. Déshonoré ma compagnie. Et Dieu sait dans quel état j’ai mis ma vie personnelle. » Elle sanglotait. « Et à présent, regarde ce que j’ai fait – j’ai trahi ma meilleure amie. T’étais en prison et moi je couchais avec ton fichu mari ! Tu dois souhaiter ma mort !
— Mais non, pas du tout ! lâcha Laura. Je sais… J’y suis passée. C’est vraiment pas ça… »
Emily la fixa. La remarque l’avait désarçonnée. « Je croyais te connaître parfaitement, dit-elle enfin. J’avais pris l’habitude de me reposer sur toi. T’étais la meilleure copine que j’aie jamais eue… Tu sais, la première fois que je suis descendue ici, voir David, je voyais ça plutôt comme une faveur à ton égard. Véridique. Je veux dire, je l’aimais bien, mais enfin, on ne peut pas dire qu’il remontait le moral de Rizome. Toujours à se lamenter, grossier avec les gens, buvant trop. Je me disais, ma copine aurait voulu que je m’occupe de son David. J’ai voulu faire quelque chose de vraiment bien et c’est ce que j’ai fait de pire.
— J’aurais fait pareil », dit Laura.
Emily s’assit dans l’un des fauteuils de jardin et replia les jambes. « Ce n’est pas ça que je veux. Ce que je veux, c’est t’entendre me dire à quel point tu me hais. Je ne peux pas supporter que tu te montres tellement plus noble que moi.
— D’accord, Emily. » La vérité se vida d’elle comme un abcès. « Quand je vous imagine David et toi, couchant ensemble, merde, j’ai envie de t’égorger avec mes ongles. »
Emily se redressa et accusa le coup. Elle frissonna, se ressaisit. « Je ne peux pas rattraper les choses. Mais je peux me barrer.
— Ne te barre pas, Emily. Il n’a pas besoin de ça. C’est un type bien. Il ne m’aime plus, mais je ne peux rien y faire. On est trop loin l’un de l’autre, voilà tout. »
Emily leva les yeux. L’espoir renaissait. « C’est donc vrai ? Tu ne vas pas me l’enlever ?
— Mais non. » Elle se forçait à parler d’un ton léger « Nous l’obtiendrons, ce divorce. Ce n’est pas une bien grande affaire… Hormis pour les journalistes. »
Emily regarda le bout de ses pieds. Elle acceptait cela. Ce cadeau. « Je l’aime vraiment, tu sais. Je veux dire, il est simple, un peu tête en l’air, des fois, mais il a ses bons côtés. » Elle n’avait plus rien à cacher. « Je n’ai même plus besoin de mes pilules. Je l’aime, c’est tout. Je me suis faite à lui. On envisage même d’avoir un bébé.
— Oh ! c’est vrai ? » Laura s’assit. C’était une notion tellement étrange qu’en un sens elle ne la toucha même pas. Elle avait toutefois quelque chose de plaisant, de confortable. « Vous essayez ?
— Non, pas encore mais… » Elle s’interrompit. « Laura ? On va survivre à ça, hein ? Je veux dire, ça ne sera pas comme avant, mais ce n’est pas non plus une raison pour s’entre-tuer. On va y arriver.
— Ouais. » Long silence.
Elle se pencha vers Emily. Maintenant que les choses entre elles étaient claires, le spectre des bonnes vibrations d’antan semblait revenir. Une sorte de frémissement souterrain, comme si leur amitié se manifestait à nouveau.
Emily s’illumina. Elle l’avait senti elle aussi.
Cela se prolongea suffisamment pour qu’elles reviennent à l’intérieur en se tenant par la taille.
Tout le monde souriait.
Elle passa Noël chez sa mère à Dallas. Et il y avait Loretta. Une petite fille qui détala à la vue de la dame au chapeau et aux lunettes noires pour aller enfouir son visage dans les jupes de sa grand-mère.