Elle était mignonne comme tout. Nattes blondes pointues, des yeux verts. Et sacrément bavarde, une fois lancée. Elle dit : « Mamie a renversé le lait », et se mit à rire. Elle chanta une petite chanson sur Noël dont le texte était en majorité composé de « na na na na » criés à tue-tête. Quand elle se fut habituée à elle, elle sauta sur les genoux de Laura et l’appela « Rarra ».
« Elle est magnifique, confia Laura à sa mère. Tu as fait des merveilles avec elle.
— C’est une telle joie pour moi, dit Margaret Alice Day Garfield Nakamura Simpson. Je t’ai perdue – puis je l’ai eue – et maintenant, je vous ai toutes les deux. C’est comme un miracle. Pas un jour ne s’écoule sans que je ne m’en émerveille. Je n’ai jamais été aussi heureuse de ma vie.
— Vraiment, maman ?
— J’ai eu de bons moments, j’en ai eu de moins bons – là, c’est le meilleur pour moi. Depuis ma retraite – depuis que j’ai décroché –, il n’y a plus que moi et Loretta. Nous sommes une famille… comme si on formait une petite équipe.
— Tu as dû être heureuse, quand vous étiez ensemble, papa et toi. Je m’en souviens. J’ai toujours trouvé qu’on était heureux.
— Enfin, oui, nous l’étions. Ce n’était pas aussi bien, mais c’était bien quand même. Jusqu’à l’Abolition. Jusqu’à ce que je me mette à faire des journées de dix-huit heures. J’aurais pu tout plaquer – ton père m’y incitait –, mais je me suis dit, non, cette fois ça y est, le plus grand virage auquel il me sera donné d’assister dans toute ma vie. Si je veux rester en prise avec le monde, ça doit passer d’abord. Et c’est ce que j’ai fait, et je l’ai perdu. Je vous ai perdus tous les deux.
— Tu as dû terriblement souffrir. J’étais jeune, je ne me rendais pas compte – tout ce que je savais, c’est que ça me faisait mal.
— Je suis désolée, Laura. Je sais qu’il est un peu tard, mais je t’en demande pardon.
— Merci de me dire ça, maman. Je te demande pardon, moi aussi. » Elle rit. « C’est marrant, que ça doive aboutir à cela. Après toutes ces années. Juste à quelques mots. »
Sa mère retira ses lunettes, s’épongea les yeux. « Ta grand-mère avait compris… On n’a jamais eu beaucoup de chance, Laura. Mais tu sais, je crois bien qu’on va s’en sortir ! Ce n’est plus comme avant, mais c’est déjà un début. Que sont les familles nucléaires, après tout ? Un phénomène préindustriel.
— Peut-être qu’on pourra s’en tirer mieux ce coup-ci, dit Laura. Je suis allée tellement plus loin que toi dans le gâchis que peut-être que ça ne la marquera pas autant.
— J’aurais dû plus m’occuper de toi quand tu étais petite, reprit sa mère. Mais il y avait le travail et puis… oh ! ma chérie, ça me gêne d’avoir à le dire, mais le monde est plein d’hommes. » Elle hésita. « Je sais que tu n’as pas envie d’y songer pour l’instant mais, crois-moi, c’est un truc qui revient.
— C’est réconfortant à savoir, je suppose… » Elle regarda le sapin de Noël qui clignotait entre deux tapisseries japonaises. « Mais pour l’heure, les seuls hommes que je vois sont des journalistes. Rien de bien folichon. Depuis que Vienne leur a laissé la bride sur le cou, ils sont devenus fous furieux.
— Nakamura était journaliste, observa sa mère, songeuse. Tu sais, je n’ai jamais été à franchement parler heureuse avec lui, mais ce fut certainement une relation intense. »
Elles soupèrent ensemble ce soir-là, dans l’élégant petit coin-cuisine de sa mère. Il y avait du vin, du jambon de Noël et une petite tranche de cette nouvelle variété de prom britannique qui avait un goût de pâté. Elles auraient pu en manger des kilos.
« C’est bon mais ça ne ressemble guère à du pâté, se plaignit sa mère. On dirait plutôt, hum… de la mousse de saumon.
— C’est trop cher, observa Laura. Ça doit revenir dans les dix cents pièce à la fabrication.
— Eh bien, fit sa mère, tolérante, il faudra qu’ils se rattrapent sur les frais de recherche.
— Ce sera meilleur marché quand Loretta sera grande.
— D’ici là, ils auront inventé de la prom au goût de tout ce qu’on veut, ou de n’importe quoi, ou de rien de connu. »
La perspective avait quelque chose d’horrifiant. Je me fais vieille, songea Laura. Même le changement commence à me flanquer la trouille.
Elle préféra n’y pas penser. Elles jouèrent avec Loretta jusqu’à ce qu’il soit l’heure de la coucher. Puis elles parlèrent encore une heure ou deux, buvant du vin, mangeant du fromage, entre femmes civilisées. Laura n’était pas à proprement parler heureuse mais les angles étaient arrondis, et elle éprouvait quelque chose d’assez proche du contentement. Personne ne savait où elle se trouvait et ça, c’était une bénédiction. Elle dormit bien.
Au matin, elles échangèrent des cadeaux.
Le comité central s’était réuni dans la Retraite de Rizome de Stone Mountain. Cynthia Wu, le nouveau CEO était là. Et le comité proprement dit, suffisamment nombreux pour atteindre le quorum : Garcia-Meza, McIntyre, Kauffmann et de Valera. Gauss et Salazar étaient ailleurs, à un sommet, tandis que Saïto, qui se faisait vieux, était parti en cure quelque part. Et bien entendu, Suvendra était là, ravie de voir Laura, mâchant de la gomme à la nicotine d’un air frustré.
L’exil à la campagne. C’était devenu du dernier chic. Atlanta était une ville importante. Le bruit courait toujours qu’elle pouvait éventuellement faire une cible.
La chère était typiquement comité central : soupe aux lentilles, salade et pain complet. Une simplicité voulue – tous mastiquaient consciencieusement, chacun en tâchant d’avoir l’air plus inspiré que son voisin.
Le bureau des télécoms était de style néo-Frank Lloyd Wright, un bloc de béton armé percé de baies vitrées, découpé en tranches nervurées d’une sévère élégance géométrique. L’édifice semblait convenir à Mme Wu, une Anglo à l’allure d’institutrice, la soixantaine, issue de la section génie maritime. Elle rouvrit la réunion.
« Grâce à nos contacts, leur dit-elle, nous avons obtenu cette bande avec trois jours d’avance et avant que le réseau ne la diffuse. Je vois ce documentaire comme un couronnement à l’œuvre politique poursuivie du temps de mon prédécesseur. Je propose que nous mettions à profit l’occasion qui nous est offerte ce soir pour réaffirmer notre politique. Rétrospectivement, nos plans initiaux semblent naïfs, et d’ailleurs ils ont sérieusement dérivé. » Elle avisa la main levée de de Valera. « Un commentaire ?
— Quelle est, au juste, votre définition du succès ?
— Si je me souviens bien, notre stratégie initiale était d’encourager les planques de données à fusionner. Les poussant de la sorte à former une structure de Gesellschaft, bureaucratique, plus facile à manœuvrer – à assimiler, si vous voulez. Pacifiquement. Y a-t-il quelqu’un, ici, qui estime que cette politique a marché ? »
Kauffmann prit la parole. « Elle a marché contre l’EFT Commerzbank – bien que je reconnaisse que nous n’y avons pas été pour grand-chose. Toujours est-il qu’ils sont désormais légalement entravés. Inoffensifs.
— Uniquement par peur de se faire tuer, dit Suvendra. L’ire du Réseau est devenue une force redoutable !
— Voyons les choses en face, intervint de Valera. Si nous avions su dès le début la nature véritable du FAIT, jamais nous n’aurions osé nous impliquer ! D’un autre côté, les pirates ont bel et bien perdu la partie, non ? Et nous, nous avons gagné. Même notre naïveté a marché à notre avantage – au moins, personne ne peut accuser Rizome d’avoir jamais soutenu le FAIT, malgré toutes les allégations des planques de données.