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— Dans trois jours.

— Peut-on faire quelque chose dans ce délai ?

— En Californie ? Bien sûr, dit Mme Wu. Si on s’y met tout de suite. »

Ils s’y mirent donc tout de suite.

Laura nettoyait la cuisine quand son multiphone sonna. Elle effleura une touche et la porte s’ouvrit, Charles Cullen, ancien CEO de Rizome, se tenait dans le couloir, en combinaison de toile.

« Monsieur Cullen ! fit-elle, surprise. Je ne savais pas que vous étiez revenu à Atlanta.

— Je passais juste voir quelques vieux amis. Désolé de n’avoir pas appelé, mais avec vos nouvelles procédures d’appel téléphonique… J’espère que je ne vous dérange pas.

— Non, non, je suis contente de vous voir, entrez donc. » Il traversa le séjour et elle quitta la cuisine. Ils s’étreignirent brièvement, s’embrassèrent sur la joue. Il la regarda et sourit tout d’un coup. « Je parie que vous n’êtes pas au courant, hein ?

— Au courant de quoi ?

— Vous n’avez pas regardé les infos ?

— Pas ces jours-ci », dit Laura, débarrassant le divan des magazines posés dessus. « Je ne supporte pas – trop déprimant, trop tordu. »

Cullen rit de bon cœur. « Ils ont bombardé Hiroshima ! »

Laura devint livide et saisit le bras du canapé.

« On se calme… Ils ont merdé ! Ça a foiré. » Il roula le fauteuil derrière elle. « Tenez, Laura, asseyez-vous, désolé… Elle n’a pas explosé ! À l’heure qu’il est, elle est plantée dans un jardin à thé, en plein centre d’Hiroshima. Inerte, inutile. Elle est tombée du ciel – en tournoyant, disent les témoins – pour s’écraser au fond du jardin où elle s’est enfouie dans la terre. En plusieurs morceaux.

— Quand est-ce arrivé ?

— Il y a deux heures. Allumez la télé. »

Elle obéit. Il était dix heures du matin à Hiroshima. Une claire matinée d’hiver. Le secteur avait été bouclé. Combinaisons jaunes, masques, compteurs Geiger. Bonne vue d’hélicoptère du site. Parcelle exiguë, bois et céramique, dans un quartier de petits restaurants.

Les restes du missile gisaient au beau milieu. On aurait dit une épave tombée d’une barge de détritus. On distinguait surtout un moteur, des tuyauteries de cuivre éclatées, des fragments de tôle ondulée.

Elle coupa le bla-bla du commentateur. « Il n’est pas bourré d’uranium ?

— Oh ! la première chose qu’ils ont faite a été de récupérer la charge nucléaire. Intacte. Ils pensent à une panne de détonateur. Un explosif classique. Ils sont en train de l’examiner.

— Les salauds ! » hurla soudain Laura en écrasant son poing sur la table basse. « Comment ont-ils pu choisir Hiroshima ? »

Cullen s’assit dans le canapé. Il semblait incapable de se retenir de sourire. Moitié d’amusement, moitié de terreur nerveuse. Jamais elle ne l’avait vu sourire autant. La crise était en train de révéler les côtés bizarres de tout un chacun. « Le choix parfait, expliqua-t-il. Assez important pour montrer qu’on est sérieux – mais pas trop, pour montrer qu’on se domine. En ce moment, ils sont en train d’évacuer Nagasaki.

— Mon Dieu, Cullen…

— Oh ! appelez-moi donc Charlie. Vous avez quelque chose à boire ?

— Hein ? Euh, bien sûr. Bonne idée. » Elle appela le bar roulant.

« Vous avez du Drambuie ! » Il prit deux verres à liqueur. « Buvez donc un coup. » Il la servit, renversant quelques gouttes sirupeuses sur la table basse. « Oups !

— Seigneur, pauvre Japon. » Elle but une gorgée. Elle ne pouvait s’empêcher de penser à haute voix. « Je suppose que c’est pour dire qu’ils peuvent nous atteindre, nous.

— Ils ne vont atteindre personne, dit-il tout en buvant. Le monde entier est à leurs trousses. Détecteurs acoustiques, sonars, avec tout ce qui flotte. Merde, toute l’aviation singapourienne est en alerte au-dessus de la mer de Chine orientale. Ils ont pu relever la trajectoire d’entrée de la bombe… » Ses yeux étincelaient. « Ce sous-marin est foutu. Je le sens. »

Elle remplit leurs verres. « Désolée, il n’en reste plus beaucoup.

— Qu’est-ce qu’il y a d’autre ?

— Euh… » Elle grimaça. « Un peu de vin de prune. Et une bonne réserve de saké.

— Super ! » fit-il, machinalement. Il fixait l’écran de télévision. « Peux pas envoyer chercher de l’alcool. C’est d’un calme, ici, chez vous… mais croyez-moi, ça devient vraiment curieux, là-bas dans ces corridors.

— J’ai bien des cigarettes, confessa-t-elle.

— Des cigarettes ! Waouh ! Je crois bien ne pas en avoir fumé une depuis ma petite enfance. »

Elle prit le paquet au fond du cabinet à liqueurs et sortit son antique cendrier.

Il quitta la télévision des yeux – elle diffusait à présent une déclaration publique du premier ministre nippon. Personnage falot. « Désolé, dit-il. Je n’avais pas l’intention de vous tomber dessus de la sorte. J’étais dans votre immeuble avant d’apprendre la nouvelle et… À vrai dire, j’espérais simplement que nous pourrions… enfin, vous comprenez… avoir une bonne conversation.

— Eh bien, parlez-moi quand même. Parce que sinon, je crois bien que je vais faire une crise de nerfs. » Elle frissonna. « Je suis bien contente de vous avoir là, Charlie. Je n’aurais pas aimé regarder ça toute seule.

— Ouais – pareil pour moi. Merci de dire ça.

— Je suppose que vous aimeriez être auprès de Doris.

— Doris ?

— C’est bien le nom de votre épouse, n’est-ce pas ? Aurais-je oublié ? »

Il haussa les sourcils. « Laura, Doris et moi sommes séparés depuis deux mois, maintenant. Si nous étions encore ensemble, je l’aurais amenée avec moi. » Il regarda la télévision. « Éteignez-la, dit-il soudain. Je ne puis aborder qu’une seule crise à la fois.

— Mais…

— Merde, c’est des histoires de Gesellschaft. Ça ne dépend pas de nous. »

Elle éteignit le récepteur. Soudain elle ressentait l’absence du Réseau comme si on lui avait retiré un gros morceau de cervelle.

« Calmez-vous, dit-il. Respirez profondément. D’ailleurs, la cigarette, ce n’est pas conseillé.

— Je n’étais pas au courant pour Doris. Pardon.

— C’est ma rétrogradation. Tout allait bien tant que j’étais CEO mais elle n’a pu supporter la Retraite. Je veux dire, elle savait que c’était inéluctable, que c’est la tradition, mais… »

Elle regarda sa combinaison de toile. Elle était usée aux genoux. « Je trouve qu’ils poussent quand même un peu loin le rituel de rétrogradation… Qu’est-ce qu’ils vous font faire, à présent ?

— Oh ! je m’occupe des foyers de vieux. Changer les draps – raconter les souvenirs – rentrer les foins, parfois… Pas si mal. Ça vous remet plus ou moins les choses en perspective.

— C’est une attitude très correcte, Charlie.

— Non, je suis sincère. Cette crise de la bombe a rendu les gens complètement obsédés, mais la perspective à long terme est toujours là, si l’on prend suffisamment de recul pour la voir. La Grenade et Singapour… Ces gens-là avaient des idées folles, insouciantes, mais si nous sommes malins, et très prudents, nous pourrions utiliser intelligemment ce genre de potentiel radical. Il y a tout un monde de souffrance à remettre sur pied, pour commencer… et bien plus encore peut-être, si ces salauds nous bombardent… Mais un jour…

— Un jour quoi ?

— Je ne sais pas vraiment quel terme employer… Je pressens une sorte d’amélioration profonde, authentique, de la condition humaine.