— Cool, mec, répéta Winston Stubbs, songeur. Plus entendu ça depuis quarante ans. Vous aimez bien ces vieux albums de reggae, monsieur Webster ? »
David sourit. « Mes parents les passaient toujours quand j’étais gosse.
— Oh ! vu ! ça s’rait pas le Dr Martin Webster et Grace Webster de Galveston ?
— C’est exact », admit David. Son sourire s’évanouit.
« Z’avez dessiné cette Loge, reprit Stubbs. En béton-sable, extrait de la plage, hein ? » il toisa David. « La technologie appropriée en salade. On pourrait t’utiliser dans les îles, mac.
— Merci, dit David, nerveux. C’est très flatteur.
— On aurait peut-être aussi besoin d’une attachée de presse », ajouta Stubbs avec un sourire torve à Laura. Ses yeux étaient veinés de rouge, comme des calots marbrés. « La réputation d’moi-et-moi mériterait d’être améliorée. La pression dégringole sur moi-et-moi. La pression des Luddites de Babylone.
— Montons tous dans la salle de conférences, proposa Emerson. Il n’est pas trop tard. On a encore le temps de discuter. »
Ils discutèrent pendant deux jours pleins. Laura assistait aux réunions au titre d’assistante de Debra Emerson et elle eut tôt fait de se rendre compte que Rizome était un intermédiaire tout juste toléré. Les pirates informatiques se fichaient éperdument d’une éventuelle reconversion dans la carrière de postindustriels bien-pensants. Si les trois groupes s’étaient retrouvés, c’était pour répondre à une menace.
On les faisait chanter.
Les maîtres chanteurs, quels qu’ils fussent, révélaient une parfaite maîtrise de la dynamique des planques de données. Ils avaient habilement joué des divisions et des rivalités en leur sein ; menaçant telle banque, puis déposant l’argent ainsi soutiré dans une autre. Les planques, qui par nature détestaient la publicité, avaient dissimulé les attaques. Elles restaient délibérément vagues sur la nature des déprédations. Elles craignaient qu’on n’ébruite leurs faiblesses. Il était clair, en outre, qu’elles se soupçonnaient mutuellement.
Laura, qui n’avait jamais imaginé la nature exacte ou l’ampleur des opérations effectuées par ces officines, resta sagement assise, attentive et silencieuse, et elle apprenait très vite.
Les pirates copiaient des vidéocassettes du commerce par centaines de milliers, pour les vendre sur les marchés mal surveillés du Tiers Monde. Et leurs équipes de craqueurs de programmes avaient un créneau tout prêt pour les logiciels débarrassés de leur protection. Ce genre de piraterie n’avait rien de nouveau ; elle remontait aux premiers temps de l’industrie informatique.
Mais Laura n’avait jamais compris les profits qu’on pouvait tirer à contourner les lois protégeant la vie privée dans le monde développé. Des milliers d’entreprises déclarées possédaient des fichiers sur les individus : curriculum, dossier médical, archives bancaires. Dans l’économie du Réseau, aucun travail n’était possible sans de telles informations. Dans le monde officiel, les entreprises vidaient ces fichiers périodiquement, comme l’exigeait la loi.
Mais tout n’était pas effacé. Tout un tas de données échouaient dans les planques des paradis informatiques, transmises grâce à la corruption d’employés, au détournement de lignes de transmission, ou carrément par voie d’espionnage commercial. Les firmes régulières opéraient à partir de tranches d’information spécifiques. Mais les planques faisaient commerce de leur collecte en gros, hors de la réglementation. Les mémoires ne coûtaient pas cher et leurs banques de données, déjà vastes, grandissaient sans cesse.
Et puis, ce n’étaient pas les clients qui manquaient : les organismes de crédit, par exemple, cherchaient à éviter les contrats à risques et à traquer les débiteurs. Les assureurs connaissaient des problèmes similaires. Les enquêteurs de marchés étaient avides de données précises sur les individus. Idem pour les collecteurs de fonds. Le marché des fichiers d’adresses spécialisés était florissant. Les éditeurs de journaux rachetaient les listes d’abonnés et un petit coup de fil discret à une banque de données pouvait déterrer ces rumeurs douloureuses que gouvernements et sociétés s’acharnaient à taire.
Les agences de sécurité privées étaient chez elles dans le demi-monde informatique. Depuis l’effondrement des services de renseignements issus de la guerre froide, c’était par légions que des agents plus tout jeunes gagnaient leur vie tant bien que mal dans le secteur privé. Une ligne téléphonique protégée reliée aux planques de données constituait une aubaine pour un détective privé.
Jusqu’aux services de messagerie télématique qui prenaient leur part du gâteau.
Les planques étaient en train d’acquérir l’envergure de Big Brother, à force de traquer des fragments épars d’information, puis de les collationner pour les revendre – sous la forme d’un ensemble nouveau et particulièrement sinistre.
Elles faisaient commerce du résumé, du condensé, de l’indexation et de la vérification – comme n’importe quelle autre base de données modernes. À cette nuance près, bien sûr, que les pirates étaient carnivores. Ils dévoraient les autres bases de données chaque fois que possible, ignorant souverainement les droits d’auteur, emmagasinant simplement tout ce qu’ils pouvaient étouffer. Pas besoin pour cela d’être expert ès systèmes pointus. Des tonnes de mémoire et un culot monstre suffisaient.
Contrairement aux trafiquants d’autrefois, les pirates des planques n’avaient pas besoin de contact physique avec leur butin. Les données n’avaient pas de substance. L’EFT Commerzbank, par exemple, était une entreprise luxembourgeoise parfaitement légale. Ses centres nerveux illégaux étaient tranquillement planqués à Chypre, en secteur turc. Idem pour les Singapouriens : ils avaient l’honorable couverture d’une raison sociale sise à Bencoolen Street, tandis que la machinerie ronronnait gaiement sur l’île de Nauru, État souverain du Pacifique, peuplé de douze mille âmes. Pour leur part, les Grenadins ne se gênaient pas et crânaient sans vergogne.
Les trois groupes étaient également des banques d’affaires. C’était bien pratique pour blanchir les fonds des clients, et le moyen idéal de financer les pots-de-vin toujours nécessaires. Depuis l’invention des transferts de fonds électroniques, l’argent lui-même était devenu une forme de donnée comme une autre. Les gouvernements qui abritaient ces organismes n’étaient guère enclins à pinailler.
De sorte, estima Laura, que les principes de base mis en œuvre étaient parfaitement clairs. Seulement, ils engendraient non pas la solidarité mais une âpre rivalité.
On n’hésitait pas à se lancer des épithètes à la figure durant les moments les plus chauds. La généalogie de ces officines les affligeait parfois d’un héritage inutile et souvent encombrant. Lors d’accès occasionnels de franchise, c’était par pans entiers que ces faits gênants, profondément enfouis, refaisaient surface, au grand étonnement de Laura.
L’EFT Commerzbank, apprit-elle ainsi, trouvait principalement ses origines dans les anciens réseaux d’héroïne du midi de la France et dans la Main noire corse. Après l’Abolition, ces méthodes crapoteuses avaient été modernisées par d’anciens membres français de la Piscine, la légendaire école de sabotage paramilitaire installée en Corse. Ces commandos d’extrême droite, exécuteurs traditionnels des services d’espionnage européens, avaient tout naturellement dévié vers le crime de droit commun après que le gouvernement français leur eut coupé les fonds.
Des renforts étaient venus d’une galaxie mineure de groupes français d’activistes d’extrême droite qui avaient renoncé aux plasticages de trains et aux incendies de synagogues pour entrer à leur tour dans le jeu télématique. D’autres alliés étaient venus des familles criminelles de la minorité turque d’Europe, ces trafiquants d’héroïne accomplis qui avaient conservé des liens peu orthodoxes avec les milieux fascistes clandestins dans leur pays.