Tous ces gens s’étaient regroupés au Luxembourg où, depuis vingt ans, on leur avait permis de s’installer et de former cette espèce d’horrible nid de vipères. Dans l’intervalle, une sorte de croûte de respectabilité s’était formée, et l’EFT Commerzbank essayait plus ou moins aujourd’hui de renier son passé.
Les autres refusaient bien sûr de leur faciliter la tâche. Poussé par Winston Stubbs, qui se rappelait les faits, M. Karageorgiu fut bien obligé d’admettre qu’un membre des Loups gris turcs avait un jour tiré sur un pape.
Karageorgiu défendit les Loups en soutenant que l’action entrait dans le cadre d’un « contrat ». Il prétendait qu’il s’agissait d’une vengeance, la contrepartie d’une attaque menée par la Banco Ambrosiano. La banque vaticane corrompue, expliquait-il, avait été l’une des premières authentiques banques « clandestines » en Europe, avant même l’instauration du système actuel. Les règles étaient différentes à l’époque – en ces temps glorieux et troublés du terrorisme italien.
Par ailleurs, remarqua benoîtement Karageorgiu, le tireur turc n’avait fait que blesser le pape Jean-Paul II. Un simple avertissement, sans plus. Au contraire de la Mafia sicilienne – tellement gênée par les bévues de la Banco qu’elle n’avait pas hésité à empoisonner son prédécesseur, Jean-Paul Ier.
Laura n’en croyait pas grand-chose (elle avait noté le sourire tranquille de Mme Emerson, dans son coin) mais il était clair que les autres pirates avaient peu de doutes. L’histoire collait parfaitement avec la mythologie folklorique de leur activité. Tous hochaient lugubrement la tête avec une espèce de nostalgie. Jusqu’à M. Shaw qui semblait vaguement impressionné.
Les antécédents de la banque islamique étaient tout aussi troubles. Les syndicats de Triades en constituaient l’ingrédient essentiel. En plus d’être des associations criminelles, les Triades avaient toujours eu un aspect politique, quasiment depuis la nuit de leurs origines, quand elles regroupaient des rebelles antimandchous dans la Chine du XVIIe siècle.
Les Triades avaient tant bien que mal traversé les siècles grâce à la prostitution, à la drogue et au jeu, avec à l’occasion des intermèdes révolutionnaires, comme la République chinoise de 1912. Mais leurs rangs s’étaient considérablement renforcés après l’absorption de Hong Kong et de Taïwan par la Chine populaire. Un grand nombre de capitalistes endurcis avaient fui vers la Malaisie, l’Arabie Saoudite et l’Iran, où les pétrodollars coulaient encore à flots. Ils y avaient prospéré, vendant fusils et lance-roquettes aux séparatistes kurdes et aux moudjahidin afghans, dont les arpents ensanglantés regorgeaient de plants de pavot et de cannabis. Et pendant ce temps-là, les Triades attendaient, avec une patience effrayante, que la nouvelle dynastie rouge se fissure.
Selon Karageorgiu, les sociétés secrètes des Triades n’avaient jamais oublié la guerre de l’Opium de 1840, durant laquelle les Britanniques avaient délibérément, et avec un parfait cynisme, accroché la population chinoise à l’opium noir. De la même manière, prétendait-il, les Triades avaient délibérément encouragé l’usage de l’héroïne en Europe et en Amérique pour tenter de saper le moral de l’Occident.
M. Shaw reconnut qu’une telle action n’aurait été que simple justice, mais il réfuta néanmoins l’allégation. D’ailleurs, fit-il remarquer, l’héroïne n’avait aujourd’hui plus la cote en Occident. La population de drogués s’était réduite avec le vieillissement démographique, et les nouveaux utilisateurs étaient plus difficiles. Ils préféraient les substances neurochimiques indécelables aux vulgaires extraits végétaux. Ces mêmes substances neurochimiques qui sortaient précisément des colonnes d’extraction ultramodernes installées dans les Antilles.
Cette accusation blessa profondément Winston Stubbs. L’underground rasta n’avait jamais été partisan des « drogues d’acier ». Les substances qu’ils élaboraient étaient sacramentelles, à l’instar du vin de messe, et destinées à favoriser la « méditation i-tal ».
Karageorgiu se gaussa. Il connaissait parfaitement les origines du syndicat de la Grenade et prit un malin plaisir à en réciter la généalogie aux intéressés. Colombiens défoncés à la cocaïne qui sillonnaient les rues de Miami en fourgons blindés bourrés de kalachnikov. Voleurs de bateaux cubains, couverts de tatouages de prison, qui tueraient pour une cigarette. Trafiquants texans comme « Big Bobby » Vesco, qui s’étaient spécialisés dans le plumage des pigeons par toute une série d’officines installées au large.
Winston Stubbs écouta son interlocuteur sans broncher, essayant de désamorcer l’horreur grandissante de Laura par des froncements de sourcils sceptiques et de petits hochements de tête apitoyés. Mais cette dernière remarque le hérissa. M. Robert Vesco, s’indigna-t-il, avait à une certaine époque possédé le gouvernement du Costa Rica. Et dans la fameuse affaire de l’IOS, Vesco avait débloqué soixante millions de dollars de fonds de retraite illégalement investis par la CIA. Cette action prouvait que Vesco était un homme de cœur. Il n’y avait pas de honte à l’avoir comme parrain. C’était un conquérant de l’ombre.
À l’issue de la seconde journée de négociations, Laura, tout ébranlée, rejoignit Debra Emerson sur la véranda face à la mer pour un entretien privé. « Eh bien, dit chaleureusement Emerson, voilà qui a sans aucun doute purifié l’atmosphère.
— Plutôt comme si on soulevait le couvercle d’une fosse d’aisances », protesta Laura. Une brise salée soufflait du large et elle frissonna. « Ces négociations ne nous mènent nulle part. Il est évident qu’ils n’ont pas l’intention de s’amender. C’est tout juste s’ils nous tolèrent. Ils nous prennent pour des gogos.
— Oh ! je crois au contraire que nous progressons gentiment », dit Emerson. Depuis le début des entretiens, elle s’était peu à peu détendue, protégée derrière un vernis d’aisance professionnelle. Elle et Laura avaient fait un effort pour transcender leurs rôles passés et instaurer entre elles une espèce de confiance viscérale qui soudait Rizome pour en faire une entreprise postindustrielle. Laura était rassurée de voir Emerson prendre à cœur à ce point les principes de la compagnie.
C’était bien, également, que le comité ait entièrement admis le besoin d’information de Laura. Un moment, elle avait craint qu’ils lui opposent une histoire quelconque de mesures de sécurité, qui l’oblige à les contacter par le Réseau et faire tout un barouf. Au contraire, ils l’avaient admise au centre même des négociations. Pas mal du tout, question carrière, pour une femme encore officiellement en congé de maternité. Laura se sentait à présent vaguement coupable pour ses soupçons initiaux. Elle aurait même préféré qu’Emily Donato ne lui ait rien dit.
Emerson grignota une praline en contemplant le large.
« Jusqu’à présent, il ne s’est agi que d’escarmouches, de fanfaronnades de machos. Mais ils ne vont pas tarder à en venir aux choses sérieuses. Le point critique, c’est leurs maîtres chanteurs. Avec notre aide, un petit coup de main, ils vont unir leurs forces par réflexe d’autodéfense. »
Une mouette remarqua qu’Emerson mangeait. Elle prit son essor pour planer, pleine d’espoir, au-dessus du garde-corps, une lueur d’intérêt dans ses yeux jaune mat.
« Unir leurs forces ? s’étonna Laura.