— Ce n’est pas aussi néfaste qu’il y paraît, Laura. C’est leur petite échelle et la vivacité de leurs réflexes qui rendent dangereuses les planques de données. Un groupe vaste et centralisé serait rongé par la bureaucratie.
— Vous le croyez ?
— Ils ont des faiblesses que nous n’avons pas », expliqua Emerson en se laissant couler dans sa chaise longue. Elle écailla un fragment de sa praline, étudia l’oiseau en vol stationnaire. « La principale faiblesse des groupes criminels est leur manque de confiance inné. C’est pourquoi ils sont si nombreux à se fier aux liens de sang. En particulier ceux des familles issues des minorités opprimées – une double raison de resserrer les rangs face au monde extérieur. Mais une organisation qui ne peut se fier à la loyauté librement consentie de ses membres est forcée de tabler sur la Gesellschaft. Sur les méthodes de l’industrie. »
Elle sourit, leva la main. « Et cela veut dire règlements, lois, hiérarchies rigides. La violence n’est pas le fort de Rizome, Laura, mais nous saisissons parfaitement en revanche les structures de gestion. Les bureaucraties centralisées protègent toujours le statu quo. Elles n’innovent jamais. Et c’est l’innovation qui est la vraie menace. Nous arnaquer n’est pas si grave que ça. » Elle lança le bout de friandise et la mouette l’attrapa aussitôt. « Le problème, c’est quand ils se mettent à réfléchir mieux que nous.
— Plus t’es gros, plus t’es con, c’est ça, la stratégie ? Que faites-vous du bon vieux diviser pour régner ?
— Il ne s’agit pas de politique. Mais de technologie. Ce n’est pas leur puissance qui nous menace, c’est leur imagination. La créativité émane des petits groupes. Ce sont des petits groupes qui nous ont donné l’éclairage électrique, l’automobile, l’ordinateur individuel. Les bureaucraties nous ont donné les centrales nucléaires, les embouteillages et les chaînes de télévision. Les trois premières inventions ont tout changé. Les trois dernières sont aujourd’hui des souvenirs. »
Trois nouvelles mouettes avaient jailli de nulle part. Elles rivalisaient avec grâce pour s’approprier leur coin de ciel, à grand renfort de cris perçants. Laura remarqua : « Vous ne croyez pas que nous devrions tenter quelque chose d’un peu plus vigoureux ? Je ne sais pas, moi, les arrêter, par exemple ?
— Je ne vous reproche pas une telle idée, dit Emerson. Mais vous ne savez pas à quoi ces gens ont survécu. Ils vivent de la persécution, ça les rassemble. Cela engendre une rupture de classe entre eux et la société, qui leur permet dès lors de s’attaquer à nous sans l’ombre d’un scrupule. Non, nous devons les laisser grossir, Laura, nous devons leur laisser une place dans notre statu quo. C’est un combat à long terme. Sur des décennies. Des vies entières. Comme le fut l’Abolition.
— Hmmmm », fit Laura, que cela n’enchantait guère. La vieille génération en avait toujours plein la bouche de l’Abolition. Comme si bannir des bombes destinées à détruire la planète avait requis un génie transcendant. « Eh bien, tout le monde ne doit pas partager cette philosophie. Ou sinon, ces requins de l’informatique ne seraient pas ici aujourd’hui, à chercher à esquiver les coups bas. » Elle baissa la voix. « D’après vous, qui les fait chanter ? L’un d’eux, peut-être ? Ces Singapouriens… ils sont tellement distants, tellement hautains. Ils m’ont l’air plutôt louches.
— Ça se pourrait, dit placidement Emerson. En tout cas, ce sont des professionnels. » Elle lança aux mouettes le reste de sa praline et se leva, prise de frissons. « Ça commence à se rafraîchir. »
Elles rentrèrent. Une sorte de routine avait fini par s’instaurer. Les Singapouriens se retiraient toujours dans leurs chambres à l’issue des négociations. Les Européens faisaient joujou dans la salle de conférences, faisant grimper la note de télécoms de la Loge.
Les Grenadins, en revanche, semblaient extrêmement intéressés par le bâtiment lui-même. Ils l’avaient inspecté de la tour aux fondations, posant des questions flatteuses sur la conception assistée par ordinateur et la fabrication du béton de sable. Et depuis, ils semblaient s’être pris d’amitié pour David. Cela faisait trois soirs de suite qu’ils se retrouvaient avec lui dans le salon du bas.
Laura alla aider à faire la vaisselle. Le personnel se débrouillait bien, malgré les contraintes de sécurité. Ils trouvaient fascinant de loger d’authentiques criminels. Mme Rodriguez avait affublé leurs hôtes de sobriquets appropriés : los Opios, los Morfinos et, évidemment, los Marijuanos. Winston Stubbs, el Jefe de los Marijuanos, était leur préféré. Non seulement c’était lui qui ressemblait le plus à un vrai pirate, mais il avait plusieurs fois cherché à les soudoyer. Les Morfinos européens, en revanche, étaient sur la liste noire de tout le monde.
Debra Emerson n’y avait pas échappé non plus – on ne l’appelait plus que la Espia. Tout le monde s’accordait à la trouver bizarre. Poca loca. Un peu louf. Mais elle appartenait à Rizome, donc pas de problème.
Laura n’était pas allée courir depuis trois jours. Sa cheville allait mieux, mais ce confinement forcé la rendait nerveuse. Elle avait envie de boire quelque chose. Elle rejoignait David et les Grenadins au bar.
David était en train d’exhiber sa collection musicale. Il était fan de vieille musique populaire du Texas – western swing, blues, polkas, ballades conjunto de la frontière. Les haut-parleurs passaient une cassette de conjunto vieille de soixante ans, riffs rapides d’accordéon ponctués de gémissements aigus. Laura, dont l’enfance avait été bercée par les synthétiseurs et le rock russe, continuait à trouver ça parfaitement craignos.
Elle se versa un verre de rouge maison et les retrouva autour d’une table basse. Affalé dans un fauteuil, le vieux avait l’air hébété. Sticky Thompson et la femme de l’Église étaient assis ensemble sur un divan.
Durant les débats, Sticky s’était montré très animé, voire surexcité. Il avait apporté dans ses bagages une thermos de ce qu’il prétendait être du lait à l’acidophilus. C’est ce qu’il buvait à présent. Laura se demanda de quoi il s’agissait. Elle estima qu’il ne devait pas avoir plus de trente-deux ou trente-trois ans. C’était un peu jeune pour avoir un ulcère.
Carlotta tenait un verre de jus d’orange. Elle avait bien fait comprendre qu’elle ne touchait jamais au café ou à l’alcool. Elle était collée à Sticky, cuisse en bas noir plaquée contre la jambe de celui-ci, et tripotait doucement les boucles de cheveux dans son cou. Carlotta n’avait jamais pris part aux débats, mais elle partageait la chambre de Sticky. Elle le contemplait avec une ferveur animale – du même regard que les mouettes, dehors.
Le spectacle qu’offraient Carlotta et Sticky – l’amour juvénile joué en 78 tours – mettait Laura mal à l’aise. Il y avait quelque chose d’horriblement bidon dans leur attitude, comme s’ils cherchaient délibérément à mimer une idylle, elle approcha une chaise de David.
« Alors, qu’est-ce que vous en dites ? demandait celui-ci.
— C’est toujours mieux que ces cow-boys yodleurs », dit Sticky, et ses yeux d’ambre étincelaient. « Mais tu peux pas dire que ce soient tes racines, mac. C’est de la musique du Tiers Monde.
— Vous m’faites marrer, vous, dit doucement David. C’est de la musique du Texas, et je suis texan.
— C’est en espagnol qu’ils chantent, mac.
— Eh bien, je parle espagnol. Vous avez peut-être pas remarqué que notre personnel est composé d’Hispano-Texans ?
— Oh ! vu, moi remarquer. » C’était la première fois que Sticky employait un patois aussi prononcé. « J’ai remarqué aussi que vous dormiez là-haut dans le donjon. » Il leva le doigt en l’air. « Alors qu’ils dorment en bas près de la cuisine.