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— Oh ! vous avez remarqué ça ? » dit David, d’une voix traînante. Il était piqué au vif. « Vous voulez peut-être faire grimper à ces pauvres vieux deux volées de marches, je suppose. Pendant qu’on gardera le bébé au rez-de-chaussée, pour qu’il réveille nos invités ?

— Je vois ce que je vois, persista Sticky. Vous dites, plus d’esclaves salariés, égalité des droits pour tous dans la grande mère Rizome. Tout le monde vote. Plus de patrons – des coordinateurs. Plus de conseil d’administration – un comité central. Mais ta femme continue de donner des ordres et ils continuent à faire la cuisine et le ménage.

— Bien sûr, intervint Laura. Mais pas pour nous, Sticky. Pour vous.

— Elle est bien bonne, celle-là », dit Sticky en rivant sur Laura son regard brûlant. « C’est que vous savez bien causer après tous ces cours de relations publiques à l’université ! Diplomate, hein, comme vot’ mère. »

Il y eut un brusque silence. « Calme, Sticky, murmura le vieux. Tu d’viens rouge, mon garçon.

— Ouais, dit David, encore piqué au vif. Vous auriez peut-être intérêt à modérer votre consommation de… lait.

— Y a rien du tout dans ce lait », dit Sticky. Il brandit le thermos sous le nez de Laura qui était la plus proche de lui. « Goûtez-y voir.

— D’accord », dit brusquement Laura. Elle en but une gorgée. Il était écœurant de sucre. Elle lui rendit la bouteille. « Ça me fait penser… David, est-ce que t’as donné son biberon au bébé ? »

David sourit, admirant la bravade. « Ouais. »

Il n’y avait rien dans le lait, estima-t-elle. Il n’allait rien lui arriver. Elle but une gorgée de vin pour faire passer le goût.

Carlotta se mit soudain à rire, dissipant la tension. « T’es quand même un numéro, Sticky. » Elle entreprit de lui masser les épaules. « Ça sert à rien de t’en prendre à M. et Mme Vie conjugale. C’est des gens bien, c’est tout. Pas du tout comme nous.

— T’as encore rien vu, nana. Tu les as pas entendu causer, là-haut. » Sticky avait perdu patience, et son accent avec. Un journal sur une chaîne câblée, songea Laura. Cet anglais télévisuel transatlantique dépourvu d’intonation. Débat sur Mondio-Réseau. Sticky retira la main de Carlotta et la maintint dans la sienne. « Les gens bien ne sont plus ce qu’ils étaient. Ils veulent tout, aujourd’hui – le monde entier. Un seul monde. Leur monde. » Il se leva, la forçant à se lever elle aussi. Allez viens, nana. Le lit a besoin d’être secoué.

— Buenas noches, lança David comme ils sortaient. Suenos dulces, cuidado con las chinches ! » Sticky l’ignora.

Laura se servit un autre verre de vin et en descendit la moitié. Le vieux ouvrit les yeux. « Il est jeune, remarqua-t-il.

— J’ai été brusque, s’excusa David. Mais, je ne sais pas, cette vieille scie sur l’impérialisme américain… ça me prend la tête. Désolé.

— Pas américain, non, dit le vieux. Vous autres Yankees, vous n’êtes pas Babylone. Seulement une partie. Babylone l’est multinationale. Babylone l’est multilatérale. » Il psalmodiait. « Babylone va venir nous prendre la tête. » Il soupira. « Vous vous plaisez ici, je sais. J’ai demandé aux vieilles, elles disent qu’elles se plaisent aussi. Elles disent que vous êtes chouettes, que la petite est un amour. Mais où qu’elle va grandir cette petite, dans votre chouette monde unique, avec ses chouettes règles uniques ? Elle aura pas de place où courir. Pensez-y un peu, vu ? Avant de nous tomber dessus. » Il se leva, bâilla. « À demain, hein ? Demain. » Il sortit.

Le silence revint. « Allons nous coucher », dit enfin Laura, ils montèrent.

La petite dormait paisiblement. Laura avait vérifié le moniteur du berceau depuis son multiphone. Ils se dévêtirent et se glissèrent ensemble dans le lit. « Quel drôle de vieil oiseau, ce Stubbs, dit David. Plein d’histoires. Il a raconté… Il a raconté qu’il était à la Grenade en 83, au moment de l’invasion par les marines. Le ciel était plein d’hélicos qui tiraient sur les Cubains. Ils se sont emparés de la station de radio et ils ont passé de la pop yankee. Les Beach Boys… Au début, j’ai cru qu’il parlait des gars débarqués sur la plage. Des beach boys… »

Laura plissa le front. « T’es en train de te laisser avoir, David. Par ce brave vieux bonhomme avec sa pauvre petite île. Sa pauvre petite île est en train de nous bouffer le cul. Cette remarque désobligeante à propos de maman… ils doivent avoir des dossiers sur nous deux, gros comme des annuaires. Et la pute de l’Église, t’y as pensé ? Je n’aime pas du tout ce genre d’histoire.

— On a plein de choses en commun avec la Grenade, observa David. Galveston était un repaire de pirates, dans le temps. Ce bon vieux Jean Lafitte, tu te souviens ? Ça remonte à 1817. Les détournements de vaisseaux, hisse et ho ! les flacons de rhum, tout le tremblement. » David sourit. « Peut-être qu’on pourrait se monter notre repaire, toi et moi, d’ac ? Une petite planque sympa, on opérerait depuis la salle de conférences. On découvrirait combien de dents possède encore la grand-mère de ce vieux Sticky.

— Qu’est-ce que tu vas imaginer ! » Après un temps d’arrêt, Laura reprit : « Cette fille. Carlotta. Tu la trouves attirante ? »

Il s’enfouit dans son oreiller. « Elle est pas mal… Ouais.

— T’arrêtes pas de la reluquer.

— J’ai l’impression qu’elle était bourrée de ces pilules, là… La Romance. Ça fait de l’effet sur une femme, pour qu’elle ait cet éclat, même si c’est bidon.

— Je pourrais en prendre une, hasarda Laura, avec précaution. Ça m’est déjà arrivé d’être totalement folle de toi. Ça n’a pas créé de dégâts irréversibles. »

Il rit. « Qu’est-ce qui t’arrive, ce soir ? J’arrivais pas à croire que tu boirais ce lait. T’as déjà de la veine de pas voir des petits chiens bleus bondir du mur. » Il se redressa, agita la main. « Combien de doigts ?

— Quarante, répondit-elle, souriante.

— Laura, tu es ivre. » Il la cloua sur le lit et l’embrassa. C’était bon. C’était bon de se sentir écrasée sous son poids. Une pression chaude, solide, confortable. « Bon, dit-elle, accorde-m’en dix de plus. » Son visage était à quelques centimètres du sien et elle décela l’odeur de vin de sa propre haleine.

Il l’embrassa deux fois, puis sa main descendit pour une caresse profonde, intime. Elle noua les bras autour de lui et ferma les yeux, ravie. De bonnes mains chaudes et fortes. Elle se détendit, se laissant prendre par l’ambiance. Chouette petit jeu de substances chimiques, où l’irritation du plaisir se muait en excitation sexuelle. La lassitude qui l’avait accompagnée toute la journée s’évapora tandis qu’elle se laissait porter par le désir. Adieu, la Laura calculatrice ; salut, la Laura conjugale, ça faisait un bail ! Elle se mit à l’embrasser sérieusement, comme il aimait. C’était chouette de le faire, et de savoir qu’il l’aimait.

Et c’est parti, se dit-elle. Un coulissement ferme et doux en elle. Sûr qu’il n’y avait rien de mieux que ça. Elle lui sourit.

Ce regard. Il l’avait terrifiée, parfois, dans les premiers temps, et excitée aussi. Le regard du doux David, disparu, autre chose à la place. Une autre partie de lui, primitive. Qu’elle était incapable de maîtriser, qui pouvait la rendre incapable de se maîtriser. Le sexe avait été ainsi aux premiers jours de leur liaison, quelque chose de sauvage, de fort et de romantique, pas entièrement agréable. Trop proche de l’évanouissement, trop proche de la douleur. Trop étrange…