Mais pas ce soir. Ils glissèrent vers un bon vieux rythme forcené ; une bonne partie de frotte-un-max et de rentre-dedans. De la bonne baise solide et sûre. Montant vers l’orgasme comme monte un mur de briques. Les anges architectes devaient monter ainsi les murs du paradis. Première rangée, seconde rangée, on prend son temps, troisième rangée, on y est presque, et voilà, ça y est. L’orgasme la submergea, elle poussa un gémissement de bonheur. Et il n’avait toujours pas terminé. Inutile d’en chercher un second, et elle n’essaya pas, mais il vint tout de même, petit tressaillement de plaisir autonome, comme un parfum de cognac venu d’une autre pièce.
Enfin, ça y était. Il roula vers son côté du lit et elle sentit la sueur refroidir sur sa peau. Une impression agréable, intime comme un baiser. « Ô Seigneur ! », fit-il, sans rien vouloir dire de précis, ce n’étaient que des mots exhalés en un souffle. Il glissa les jambes sous les couvertures. Il était heureux, ils étaient amants, tout allait le mieux du monde. Ils ne tarderaient pas à dormir.
« David ?
— Oui, lumière de ma vie ? »
Elle sourit. « Tu crois qu’on est des gens bien ? »
Il croisa les mains sur sa nuque, contre l’oreiller. Puis la regarda à la dérobée : « Fatiguée de la position du missionnaire ?
— C’est fou ce que tu m’aides. Non, je suis sérieuse. »
Il la regarda, le constata, et haussa les épaules. « Je ne sais pas, mon ange. On est des gens, voilà tout. On a une gosse, une place au soleil… Je ne sais pas ce que ça veut dire. » Il eut un sourire las, puis roula sur le côté, passant une jambe par-dessus celles de Laura. Elle baissa les lumières à partir de son multiphone. Elle ne dit plus rien et, au bout de quelques minutes, elle dormait.
Les vagissements du bébé l’éveillèrent. Cette fois, Laura parvint à se forcer à sortir du lit. David s’étala aussitôt, prenant sa place. Parfait, se dit-elle. Qu’il dorme là où c’est mouillé.
Elle leva la petite, changea sa couche. Ça devait être un signe, ça, songea-t-elle amèrement. Sûr que les rebelles avant-gardistes ennemies du système n’avaient jamais à changer de couches.
Laura chauffa le biberon de Loretta et essaya de la nourrir, mais elle refusait de se laisser consoler. Elle donnait des coups de pied, arquait le dos, inondant ses petites joues… C’était un bébé de très bonne composition, dans la journée du moins, mais si jamais elle se réveillait la nuit, c’était le vrai paquet de nerfs.
Ce n’étaient pas ses pleurs de faim ou de solitude, mais une succession de piaillements aigus, chevrotants, qui révélaient surtout qu’elle ne savait que faire de sa personne. Laura décida de la sortir sur le balcon. D’habitude, ça la calmait. Et puis la nuit paraissait douce. Elle se glissa dans sa robe de chambre.
Une lune gibbeuse s’était levée. Laura arpenta pieds nus les planches humides. Clair de lune sur les vagues. Il avait quelque chose de surnaturel. Si beau qu’il en était presque comique, comme si la nature avait décidé d’imiter, non pas l’Art avec un grand A, mais un tableau de feutrine grand comme un divan.
Elle fit des aller et retour, roucoulant à l’oreille de Loretta dont les plaintes avaient fini par se réduire à de brefs hoquets gémissants. Laura pensa à sa mère. Les mères et les filles. Cette fois, ça se passerait autrement.
Un frisson soudain la submergea. Sans prévenir, il vira à la peur. Elle leva les yeux, surprise, et vit une chose incroyable.
C’était perché dans les airs, au clair de lune, et ça bourdonnait. Un sablier, coupé en deux par un disque scintillant. Laura poussa un cri. L’apparition resta un instant immobile, comme si elle la mettait au défi de croire en son existence. Puis elle s’inclina légèrement et mit le cap vers l’océan. En peu de temps, elle l’avait perdue de vue.
La petite était trop effrayée pour pleurer. Dans sa panique, Laura l’avait écrasée contre sa poitrine et le geste semblait avoir déclenché chez elle quelque réflexe de terreur primitive. Un réflexe né du temps des cavernes, quand les horreurs du vaudou régnaient au-delà de la lumière du feu, des choses attirées par l’odeur du lait et qui savaient que la chair jeune est tendre. Un tremblement spasmodique la parcourut de la tête aux pieds.
La porte d’une des chambres d’amis s’ouvrit. Le clair de lune joua sur la toison grise de Winston Stubbs. Nattes bouclées de chaman. Il s’avança sur la galerie, vêtu de son seul jean. Sa poitrine grisonnante avait l’aspect affaissé de la vieillesse mais elle était encore robuste. Et puis, c’était une autre présence.
« J’entends un cri, dit-il. Qu’est-ce qui se passe, ma fille ?
— J’ai vu quelque chose », dit Laura. Sa voix tremblait. « Ça m’a effrayée. Je suis désolée.
— J’étais réveillé. J’entends le bébé dehors. Nous autres vieux, moi et moi, on dort pas beaucoup. Un rôdeur, peut-être ? » Il parcourut la plage du regard. « Il me faudrait mes lunettes. »
Le choc commençait à refluer. « J’ai vu quelque chose dans les airs, expliqua-t-elle, d’une voix plus ferme. Une sorte de machine, je pense.
— Une machine, dit Stubbs. Pas un spectre.
— Non.
— À vous voir, on dirait qu’un zombi a failli vous enlever votre petite, dit Stubbs. Une machine, pourtant… j’aime pas ça. Y a machines et machines, vu ? Pourrait être un espion.
— Un espion », répéta Laura. C’était une explication qui força son cerveau à se remettre en branle. « Je ne sais pas. J’ai déjà vu des avions radioguidés. On s’en sert pour l’épandage agricole. Mais ils ont des ailes. Ce ne sont pas des soucoupes volantes.
— Z’avez vu une soucoupe volante ? » Stubbs était impressionné. « Cru-cial ! Par où est-elle partie ?
— Rentrons. » Laura frissonnait. « Vous voudriez pas voir ça, monsieur Stubbs.
— Mais je la vois comme je vous vois », dit Stubbs. Il tendit le doigt. Laura se retourna pour regarder.
L’objet était en train de glisser dans leur direction, depuis l’océan. Il vrombissait. Il survola la plage à toute vitesse. En leur arrivant dessus, il ouvrit le feu. Une averse crépitante de balles pénétra dans le ventre et la poitrine de Stubbs, le projetant contre le mur. Son corps s’ouvrit comme une fleur sous l’impact.
L’objet fila au-dessus du toit, son vrombissement s’éteignit dans la nuit. Stubbs se laissa couler vers les planches de la galerie. Ses nattes avaient glissé de biais. C’était une perruque. En dessous, son crâne était chauve.
Laura porta une main à sa joue. Quelque chose l’avait éraflée. De petits éclats de sable compacté, pensa-t-elle distraitement. Des éclats de sable jaillis des trous d’impact. Ces marques qui grêlaient le mur de sa maison : les balles qui avaient traversé le corps du vieux. Les trous paraissaient noirs au clair de lune. Ils étaient remplis de son sang.
3
Laura les regarda évacuer le corps. Feu M. Stubbs. Le souriant, le chaleureux M. Stubbs, vieux pirate tout pétillant de malice, maintenant cadavre chétif et chauve, la poitrine défoncée. Penchée par-dessus la balustrade humide, Laura regarda l’ambulance franchir le cordon lumineux. Des flics municipaux en cirés jaunes trempés bloquaient la route, maussades. La pluie s’était mise à tomber au lever du jour, morne front de septembre venu du continent.
Laura se retourna et repoussa la porte du hall. Dedans, la Loge lui donna une impression de vide, de zone sinistrée. Tous les invités étaient partis. Dans leur fuite éperdue, les Européens en avaient oublié leurs bagages. Les Singapouriens s’étaient également éclipsés en vitesse en profitant de la confusion.
Laura monta au premier, dans le bureau de la tour. Il était à peine neuf heures. Dans la salle, Debra Emerson était en train de préenregistrer les appels pour le Comité central ; son calme murmure récitait pour la quatrième fois les détails de l’assassinat. Le télécopieur ronronnait.