Laura se servit un café, en renversant un peu sur la table. Elle s’assit et ramassa le tract diffusé par les terroristes. Leur déclaration était parvenue à la Loge de Rizome dix minutes seulement après l’assassinat. Elle l’avait déjà lue trois fois, abasourdie, incrédule. Et voilà qu’elle le relisait une fois de plus. Il fallait qu’elle comprenne. Il fallait qu’elle en vienne à bout.
BULLETIN D’ACTION DIRECTE DU FAIT – MESSAGE SPÉCIAL À L’INTENTION DES ORGANISMES CHARGES DE FAIRE RESPECTER LA LOI :
À 07:21 T.U., le 12 septembre 2023, un commando désigné du Front Armé d’Inhibition du Terrorisme a appliqué la sentence décidée sur Winston Gamaliel Stubbs, soi-disant fonctionnaire à la solde de l’officine du crime organisé, pirate et subversive, connue sous le nom de Banque unie de la Grenade. Le peuple opprimé de la Grenade se réjouira de cet acte de justice trop longtemps retardé contre la junte cryptomarxiste pourrie par la drogue qui a usurpé les légitimes aspirations politiques d’une population insulaire respectueuse de la loi.
L’exécution de la sentence est intervenue à la Loge de Rizome sise à Galveston, Texas, États-Unis, (fax : GALVEZRIG, tél. : (713) 454-9898) où le groupe industriel Rizome, S.A., multinationale d’origine américaine, était engagé dans un complot criminel avec les malfaiteurs grenadins.
Nous accusons l’organisation sus-mentionnée, le groupe industriel Rizome, S.A., de vouloir parvenir à un lâche accord avec ces groupes criminels, sous la forme d’un plan de protection immoral et illégal qui mérite la plus sévère condamnation par les organismes chargés de faire respecter la loi à l’échelon fédéral, national et international. Par cet acte de cupidité à courte vue, le groupe industriel Rizome, S.A., a cyniquement trahi les efforts des institutions légitimes, tant publiques que privées, visant à contenir la menace du terrorisme d’État et de ses soutiens criminels.
Cela a toujours été la politique du Front Armé d’Inhibition du Terrorisme (FAIT) de frapper sans merci la vermine crypto-totalitaire qui pervertit les doctrines de souveraineté nationale. Sous son masque de légalité nationale, la Banque unie de la Grenade a fourni un soutien financier, mais aussi sous forme de données et de renseignements, à tout un nœud d’organisations de parias. Le félon exécuté, Winston Stubbs, entretenait en particulier des relations personnelles avec des groupes aussi tristement célèbres que les Chevaliers de Jah tanzaniens, la Révolution Culturelle Inadine, et les Cellules Capitalistes Cubaines.
En éliminant cette menace pour l’ordre international, le FAIT a rendu un fier service à la cause authentique du respect de la loi et de la justice globale. Nous nous engageons à poursuivre notre politique d’action militaire directe contre les ressources économiques, politiques et humaines de la prétendue Banque unie de la Grenade, jusqu’à la liquidation totale et définitive de cette institution antihumaine et oppressive.
Un dossier complémentaire sur les crimes du défunt, Winston Stubbs, peut être obtenu par accès direct aux fichiers de la Banque unie : ligne directe (033) 75664543 ; numéro de compte : FR2774 ; code d’accès : 23555AK ; mot de passe ; LIBERTÉ.
Si banal, songea Laura en reposant le tract. Ça se lisait comme du texte généré par ordinateur, de longs flots obsessionnels de clauses successives… une prose stalinienne. Aucune grâce, aucune flamme là-dedans, rien qu’un battement de marteau-pilon robotique. N’importe quel spécialiste en relations publiques aurait su faire mieux – elle-même aurait su faire mieux. Elle aurait bien mieux su traîner dans la boue son entreprise, sa maison, sa famille et sa propre personne… Elle éprouva un brusque accès de rage impuissante, si violent que les larmes lui vinrent. Elle les ravala. Elle déchira la bande perforée de la feuille d’imprimante et la roula entre ses doigts, les yeux dans le vide.
« Laura ? » David émergea de l’étage en dessous, le bébé dans les bras. Le maire de Galveston le suivait.
Laura se redressa en sursaut : « Monsieur le Maire ! Bonjour. »
Le maire Alfred A. Magruder hocha la tête. « Laura. » C’était un Anglo massif aux alentours de la soixantaine, la panse rebondie drapée dans un dashiki tropical aux couleurs criardes. Il avait des sandales, un jean, et arborait une longue barbe de Père Noël. Son visage était cramoisi et ses yeux bleus, au fond de leurs petites poches de graisse bronzée, avaient le regard fixe de la colère contenue. Il se rua dans la pièce et jeta sa mallette sur la table.
Laura parla rapidement : « Monsieur le Maire, je vous présente notre coordinatrice pour la sécurité, Debra Emerson. Madame Emerson, je vous présente Alfred Magruder, maire de Galveston. »
Emerson abandonna sa console. Ils se toisèrent mutuellement, ponctuant leur estimation réciproque d’involontaires petits rictus de dégoût. Aucun des deux ne hasarda de poignée de main. Mauvaises vibrations, songea Laura, ébranlée, échos lointains de quelque guerre civile sociale oubliée. Déjà la situation lui échappait.
« Vous n’allez pas tarder à voir débarquer ici quelques grosses légumes, annonça-t-il à Laura. Et voilà que votre bonhomme me raconte que vos petits copains les pirates sont en vadrouille sur mon île.
— Il nous était parfaitement impossible de les arrêter », nota Emerson. Sa voix avait ce calme exaspérant dont les institutrices ont le secret.
Laura intervint : « La Loge s’est fait mitrailler à l’arme automatique, monsieur le Maire. Ça a réveillé tout le personnel – provoqué la panique. Et les… les invités… étaient debout et déjà partis avant qu’on ait eu le temps de reprendre nos esprits. Nous avons prévenu la police…
— Et votre siège central », observa Magruder. Il marqua un temps d’arrêt. « Je veux une liste de tous les appels reçus et transmis par cet établissement. »
Emerson et Laura parlèrent simultanément.
« Eh bien, naturellement, j’ai appelé Atlanta…
— Cela va nécessiter un mandat… »
Magruder les coupa. « Les flics de la convention de Vienne saisiront de toute manière vos archives. Alors, me gonflez pas avec des chicaneries, vu ? Certes, ici on est coulant, c’est même le trait caractéristique de la Cité de la Joie. Mais ce coup-ci, vous êtes allés vraiment trop loin. Et ça va barder pour le matricule de quelqu’un, vu ? »
Il lorgna David. Celui-ci inclina la tête, prenant faussement l’air du brave gars sur le qui-vive.
Magruder fonça dans la brèche : « Bien, et ça va tomber sur qui, à votre avis ? Sur moi ? » Il écrasa un pouce sur son ample chemise, aplatissant une grosse azalée jaune. « Sur vous ? Ou alors sur ces connards de pirates étrangers à notre île ? » Soupir. « Il s’agit d’un acte terroriste, comprendre ? Ce genre de saleté n’est plus censé se produire. »
Debra Emerson était toute politesse forcée. « C’est pourtant toujours le cas, monsieur le Maire.
— Peut-être en Afrique, grommela Magruder. Pas ici !
— La difficulté, c’est de couper la synergie dans les relations qu’entretient le terrorisme avec les médias mondiaux, dit Emerson. Alors, vous n’avez pas besoin de vous inquiéter d’une mauvaise publicité. La convention de Vienne stipule…
— Écoutez », dit Magruder, reportant entièrement sur elle son regard furieux. « Il ne s’agit pas ici du coup tordu d’un quelconque hippie allumé, d’accord ? Quand cette histoire va éclater, vous pourrez toujours filer vous réfugier dans votre planque d’Atlanta, mais moi, je serai encore sur le pont à essayer de faire tourner cette fichue cité ! Ce n’est pas la presse qui me fout la trouille – c’est les flics ! Les flics internationaux, surtout – pas les locaux, eux, je m’en charge. Je n’ai pas envie de me retrouver sur la liste noire de la mafia des planques de données. Alors, est-ce qu’il faut que mon île serve à vos petites magouilles ringardes ? Non, madame, pas question. »