Elle tira une chaise et s’assit auprès d’eux en étirant les jambes. Une bouffée d’agréable fatigue la submergea. Elle la savoura quelques instants puis donna une petite tape sur l’épaule nue de David. « Debout. »
Il tressaillit. Puis se redressa, serrant contre lui Loretta qui dormait avec cette omnipotence propre aux bébés. « À présent elle roupille, observa-t-il. Mais c’était pas le cas à trois heures du matin. Au beau milieu de la nuit.
— La prochaine fois, c’est moi qui me lèverai, dit Laura. Promis.
— Merde, on devrait la fourrer dans la chambre avec ta mère. » David écarta de ses yeux ses longs cheveux bruns puis bâilla derrière ses phalanges. « J’ai rêvé cette nuit que je voyais mon personnage optimal.
— Oh ? fit Laura, surprise. Et à quoi ressemblait-il ?
— Ch’sais pas. À peu près à l’image que je m’en faisais, d’après ce que j’avais pu en lire. Ailé, vaporeux et cosmique. J’étais sur la plage. À poil, je pense. Le soleil se levait. C’était hypnotique. J’éprouvais ce fantastique sentiment de soulagement total. Comme si j’avais découvert quelque pur élément de l’âme. »
Laura fronça les sourcils. « Tu crois quand même pas à ces conneries ? »
Il haussa les épaules. « Non. Voir son P.O.… c’est le dernier truc à la mode. Comme les ovnis, dans le temps, tu sais ? Un tordu quelconque dans l’Oregon raconte qu’il a rencontré son archétype personnel. Aussitôt, tout un chacun a ses visions. Hystérie générale, inconscient collectif ou équivalent. Stupide. Mais moderne, au moins. Très nouveau millénaire. » Il semblait obscurément ravi.
« Des conneries mystiques, lui dit Laura. Si c’était vraiment ton Moi optimal, tu te serais vu en train de bâtir quelque chose, pas vrai ? Pas de ratisser la plage en quête du nirvana. »
David prit un air penaud : « Ce n’était qu’un rêve. Tu te rappelles ce documentaire, vendredi dernier ? Le type qui croisait son P.O. dans la rue, vêtu comme lui, utilisant sa propre carte de crédit ? J’en suis encore loin. » Il baissa les yeux vers sa cheville et sursauta. « Qu’est-ce que tu t’es fait à la jambe ? »
Elle la regarda. « J’ai buté sur un fragment d’épave rejetée par la tempête. Enterrée dans le sable. Un magnétoscope, en fait. » Loretta s’éveilla, son petit visage se chiffonna en un vaste bâillement édenté.
« Vraiment ? Devait être là depuis la grande de 2002. Vingt ans ! Seigneur, tu pourrais attraper le tétanos. » Il lui passa le bébé pour aller chercher dans la salle de bains la trousse de premiers secours. Au retour, il effleura un bouton sur une console. Au mur, l’un des écrans plats s’illumina.
David s’assit par terre avec une grâce fluide et posa sur lui le pied de Laura. Il délaça la chaussure, avisa le chrono. « Un temps vraiment nul. T’as sacrément dû boiter, chou. »
Il retira la chaussette. Laura tenait le bébé gigotant plaqué contre son épaule, les yeux fixés sur l’écran pour se distraire tandis que David tamponnait l’épiderme à vif.
Sur l’écran défilait le jeu de David Gestion mondiale, une simulation globale. Gestion mondiale avait été conçu à l’origine comme un outil prévisionnel pour les agences de développement, mais une version populaire du programme avait trouvé son chemin dans le grand public. David, facilement enclin à l’enthousiasme, y jouait depuis des jours.
De longues bandes de surface terrestre défilaient sur une simulation d’image-satellite. Des villes scintillaient, vertes de santé ou rouges de perturbations sociales. Des légendes cabalistiques défilaient en bas de l’écran. L’Afrique était dans un triste état. « C’est toujours l’Afrique, hein ? demanda-t-elle.
— Ouais. » Il referma un tube de gel antiseptique. « On dirait une brûlure faite par une corde. Ça n’a pas beaucoup saigné. Y aura une cicatrice.
— Pas grave. » Elle se leva, soulevant Loretta et dissimulant sa douleur pour ne pas inquiéter son compagnon. La brûlure se dissipait avec l’imprégnation du gel. Elle sourit.
« Je vais prendre une douche. »
Le multiphone de David bipa. C’était la mère de Laura, qui appelait de sa chambre d’amis, au rez-de-chaussée de la Loge. « Gomen nasai, tout le monde ! Ça vous dit d’aider Mamie à attaquer un petit déjeuner ? »
David était amusé. « Je descends dans une minute, Margaret. Vous pensez que vous pourriez tenir ? » Ils montèrent dans leur chambre.
Laura lui confia le bébé et pénétra dans la salle de bains qui se referma derrière elle.
Laura n’arrivait pas à comprendre pourquoi David aimait à ce point sa mère. Il avait fait valoir son droit à voir sa petite-fille, alors que Laura n’avait pas revu sa mère depuis des années. David prenait un plaisir naïf au séjour de sa belle-mère, comme si un week-end prolongé pouvait aplanir des années de mépris non formulé.
Pour lui, les liens de famille étaient quelque chose de naturel, de solide, de normal. Ses propres parents bêtifiaient d’admiration devant le bébé. Mais ceux de Laura s’étaient séparés quand elle avait neuf ans et c’était sa grand-mère qui l’avait élevée. Laura savait que la famille était un luxe, une plante de serre.
Elle entra dans le bac à douche et le rideau se referma. L’eau chauffée par le soleil la lava de sa tension ; elle chassa les histoires de famille de son esprit. Elle sortit et se sécha les cheveux. L’air chaud les remit en place – elle avait une coupe simple en courtes bouclettes duveteuses. Puis elle se confronta à la glace.
Au bout de trois mois, la mollesse postnatale avait en grande partie cédé à sa campagne de jogging. Les jours interminables de sa grossesse étaient un souvenir qui se dissipait, même si l’image boursouflée de son corps revenait encore parfois dans ses rêves. Elle avait été heureuse, pour l’essentiel – énorme et douloureuse, mais elle marchait alors aux hormones maternelles. Elle en avait fait voir à David. « Simples sautes d’humeur », disait-il avec un sourire fat de tolérance masculine.
Les dernières semaines, ils avaient été l’un et l’autre inquiets et nerveux, comme des animaux de ferme avant un séisme. À vouloir prendre sur eux, ils échangeaient des platitudes. La grossesse était une de ces situations archétypiques qui semblaient engendrer les clichés.
Mais c’était la bonne décision. Et le bon moment. À présent, ils avaient le foyer qu’ils avaient bâti, l’enfant qu’ils désiraient. Cadeaux rares, cadeaux précieux, trésors.
Cela avait ramené sa mère dans son existence mais cela passerait. Fondamentalement, la situation était saine, ils étaient heureux. Pas le délire extatique, songea Laura, mais un bonheur solide, une forme de bonheur qu’elle jugeait mérité.
Laura sépara sa raie en regardant la glace. Ces minces fils gris – il n’y en avait pas tant que ça avant le bébé. Elle avait trente-deux ans aujourd’hui, et huit ans de mariage. Elle toucha les fines pattes d’oie au coin des yeux, songeant au visage de sa mère. Elles avaient les mêmes yeux – écartés, bleus avec des reflets vert-jaune. « Des yeux de coyote », disait sa grand-mère. Laura avait hérité de feu son père le nez long et rectiligne, la bouche grande, à la lèvre supérieure un peu courte. Elle avait les incisives un peu trop larges et carrées.
Les gènes, songea-t-elle. On les repasse à la génération suivante. Puis ils s’épanchent et commencent à vous retomber dessus. Fatalement. Faut simplement payer un petit supplément pour les droits d’exploitation.
Elle se fit les yeux, mit une touche de rouge à lèvres et de rouge vidéo. Elle enfila une jupe fourreau descendant au genou, un corsage à manches longues en soie chinée, puis une jaquette bleu marine au revers de laquelle elle agrafa l’insigne de Rizome.