Laura bouillonnait de rage. « Merde, de quoi on parle, là ? Est-ce qu’on leur a tiré dessus ? C’est nous qui nous sommes fait mitrailler, Votre honneur, d’accord ? Sortez donc jeter un œil à ma façade. »
Ils la fixèrent, surpris par cet éclat. « Ils auraient pu nous tuer. Ils auraient pu foutre en l’air toute la Loge. » Elle saisit le tract et le brandit sous le nez de Magruder. « Ils nous ont même écrit directement pour nous menacer ! Le FAIT – peu importe de qui il s’agit –, ce sont eux les tueurs, qu’en faites-vous ? »
Le visage du bébé s’assombrit et elle hasarda timidement un sanglot. David la berça, à demi retourné. Laura baissa la voix. « Monsieur le Maire, je vois où vous voulez en venir. Et je suppose que j’en suis désolée, si c’est ce que vous voulez m’entendre dire. Mais il faut voir la vérité en face. Ces gens des planques de données sont des professionnels, il y a longtemps qu’ils se sont évaporés dans la nature. Sauf peut-être l’autre Grenadin, Sticky Thompson. Je crois savoir où il se trouve. Il s’est planqué ici à Galveston, avec la fille de l’Église. Je veux parler de vos amies de l’Église d’Ishtar, monsieur le Maire. »
Elle glissa un bref regard à David. Ses traits s’étaient dégelés, il était avec elle. Son visage traduisait l’encouragement : vas-y, poulette. « Et on n’a pas envie qu’ils aillent regarder du côté de l’Église, pas vrai ? Ils sont liés entre eux, tous ces groupes marginaux. Qu’on tire un seul fil et toute la tapisserie se défait…
— Et on se retrouve cul nu, remarqua David. Tous. »
Le maire grimaça puis haussa les épaules. « Mais c’est précisément ce que je disais.
— Limiter les dégâts, dit Emerson.
— Oui, tout à fait. »
Emerson sourit. « Eh bien voilà, on avance enfin. »
Le multiphone de Laura sonna. Elle consulta le cadran. C’était un appel prioritaire. « Je vais le prendre en bas, je vous laisse poursuivre la conversation. »
David la suivit, Loretta toujours nichée au creux de son bras. Il grommela : « Tu parles de deux brigands !
— Ouais. » Elle s’arrêta au moment où ils entraient dans la salle à manger.
« T’as été super, dit David.
— Merci.
— Ça va ?
— Ouais, ça va. Maintenant. » Le personnel de la Loge, les yeux rougis par le manque de sommeil, était installé autour de la plus grande table et bavardait en espagnol. Tous étaient débraillés, ébranlés. La fusillade les avait sortis du lit à deux heures du matin. David se joignit à eux.
Laura prit la communication dans le petit bureau du bas. C’était Emily Donato qui appelait d’Atlanta. « Je viens d’apprendre la nouvelle, lui dit-elle. Tu n’as pas de mal ?
— On a mitraillé la Loge, expliqua Laura. Ils l’ont tué. Le vieux Rasta. J’étais juste à côté de lui. » Une pause. « Leur engin espion m’avait flanqué la trouille. Il est sorti pour me protéger. Mais ils l’attendaient et ils l’ont abattu sur place.
— Mais toi, tu n’as pas été blessée ?
— Non. C’est grâce aux murs, tu comprends, le sable compacté. Les balles se sont encastrées dedans. Sans ricocher. » Laura marqua un nouveau temps d’arrêt, se passa les doigts dans les cheveux. « Je n’arrive pas à croire que je te raconte ça…
— Je voulais juste te dire… Eh bien, je suis avec vous de tout cœur. David et toi. Entièrement. » Elle leva deux doigts, pressés l’un contre l’autre. « La solidarité, d’accord ? »
Laura sourit, pour la première fois depuis de longues heures. « Merci, Em. » Elle contempla le visage de son amie avec reconnaissance. Le vidéofard d’Emily détonnait : trop de rouge, le trait d’eye-liner hésitant. Laura effleura sa propre joue, non fardée. « J’ai oublié mon maquillage », bafouilla-t-elle, s’en rendant soudain compte. Elle ressentit un brusque sursaut de panique irraisonnée. Et aujourd’hui, en plus – le jour où elle allait se retrouver à l’écran en permanence.
Il y avait du bruit dans le hall. Laura glissa un regard par la porte ouverte du bureau, par-delà le comptoir de l’accueil. Une femme en uniforme venait de pousser la porte d’entrée. Une femme noire. Cheveux courts, tunique militaire, large baudrier en cuir, chapeau de cow-boy à la main. Une Ranger, la police montée du Texas.
« Ô seigneur ! les Rangers sont ici », dit Laura.
Emily acquiesça, les yeux agrandis. « Bon, je coupe, je sais que tu as du pain sur la planche.
— D’accord, salut. » Laura raccrocha. Elle contourna en hâte le bureau pour gagner le hall. Un blond en civil avait suivi la Ranger à l’intérieur. Il portait un costume anthracite fendu à la taille, une large cravate flamboyante à motif cachemire-CAO… Il avait des lunettes noires et un terminal portatif à la main. Les Inspecteurs de Vienne.
Laura se présenta à la Ranger : « Je suis Laura Webster. Coordinatrice de la Loge. » Elle tendit la main. La Ranger l’ignora, la gratifiant d’un regard de franche hostilité.
L’inspecteur de Vienne déposa son terminal portatif, prit la main de Laura et sourit, tout miel. Il était très beau, avec une allure presque féminine – pommettes hautes de Slave, longue mèche blonde sur l’oreille, mouche de star du ciné plaquée sur la joue droite. Il lâcha sa main à regret, comme tenté de la baiser. « Désolé de vous rencontrer en de telles circonstances, madame Webster. Je suis Vorochilov. Et voici ma liaison locale, le capitaine Baster.
— Baxter, rectifia la Ranger.
— J’ai cru comprendre que vous aviez été témoin de l’attaque, dit Vorochilov.
— Oui.
— Excellent. Je dois vous interroger. » Il s’interrompit pour effleurer une petite saillie à l’angle de ses lunettes noires. Un long câble en fibre optique partait de son écouteur et disparaissait dans son gilet. Laura découvrit alors que les lunettes noires étaient des vidéocams, le dernier modèle à matrice active d’un million de pixels. Il était en train de la filmer. « Les termes de la convention de Vienne exigent que je vous informe de votre situation légale. En premier lieu, votre voix est enregistrée et vous êtes filmée. Vos déclarations seront archivées par diverses agences des gouvernements signataires de la Convention de Vienne. Je n’ai pas compétence pour préciser lesquelles ni pour indiquer la quantité ou la localisation des renseignements issus de cette enquête. Les enquêtes diligentées par le traité de Vienne ne sont pas assujetties aux lois protégeant la vie privée ou la liberté d’information. Vous n’avez pas droit à un avocat. Les enquêtes sous couvert de la convention ont totale prééminence sur les lois de votre nation et de votre État. »
Laura acquiesça, suivant tout juste cette avalanche juridique. Elle l’avait déjà entendue lors d’émissions télévisées. Les téléfilms policiers faisaient grand cas des inspecteurs de Vienne. Les mecs qui se pointaient, brandissaient leur carte holographique, annulaient la programmation des taxis et fonçaient, en pilotage manuel, aux trousses des méchants. Et ils n’oubliaient jamais leur vidéofard. « Je comprends, camarade Vorochilov. »
Vorochilov leva la tête. « Quelle odeur intéressante. J’admire réellement la cuisine régionale. »
Laura sursauta. « Puis-je vous offrir quelque chose ?