Tout son visage avait changé. Avec son menton carré, son nez large, la bouche devenue un peu plus sévère, il commençait à ressembler à un George Washington noir. Le premier, l’originel, pas le récent président noir du même nom.
Et puis il y avait les autres. Sharon McIntyre, mentor d’Emily Donato au sein du comité, et Emily elle-même, ses anglaises cachées sous un fichu comme si elle sortait juste de nettoyer ses fourneaux. Kauffmann, l’Européen adepte de la Realpolitik, qui réussissait à rester chic et raffiné même en jean et sac à dos. De Valera, soi-disant l’étincelle du comité, qui avait tendance à s’écouter parler mais vous sortait toujours la brillante idée. Gauss, professoral, et Raduga, calme et conciliateur. Et puis, fermant la troupe, l’antique M. Saïto. Saïto avait une espèce de chapeau en fourrure à la Benjamin Franklin et des doubles foyers, mais il s’appuyait sur un grand bâton noueux, comme quelque hybride d’ermite taoïste.
Enfin il y avait elle, David et Debra Emerson. Pas membres du comité mais témoins.
Cullen arrêta ses pas dans une clairière jonchée de feuilles mortes. Leurs réunions se tenaient loin de toute ligne téléphonique, pour raisons de sécurité. Ils avaient même laissé leurs multiphones, dans l’un des bâtiments de ferme.
McIntyre et Raduga étalèrent une grande nappe de pique-nique à carreaux. Tout le monde vint s’asseoir en cercle. Puis ils joignirent les mains et chantèrent un hymne de Rizome. Enfin, ils mangèrent.
C’était fascinant à observer. Le comité s’employait à développer ce sens communautaire. Ils s’entraînaient à vivre ensemble des semaines durant. Laver mutuellement leur linge, s’occuper mutuellement des gosses. C’était la politique de la maison. On les élisait mais, une fois au pouvoir, ils bénéficiaient d’une large autorité dont on attendait qu’ils se servent. Pour Rizome, cela signifiait l’instauration plus ou moins ouverte d’un complot à petite échelle.
Bien sûr, cette mode de la Gemeinschaft était plus ou moins fluctuante. Un bon nombre d’années plus tôt, au temps où Saïto était CEO, il y avait eu l’épisode proverbial où il avait emmené tout le comité dans l’île d’Hokkaido. Où ils se levaient avant l’aube pour se baigner nus dans les chutes d’eau glacée ; où ils mangeaient du riz complet et, s’il fallait en croire la rumeur, avaient tué, découpé et mangé un chevreuil alors qu’ils passaient trois jours dans une caverne. Personne au comité ne s’était trop étendu sur cette expérience par la suite, mais il était indubitable qu’ils étaient devenus un groupe sacrément soudé.
Bien sûr, il y avait également les sornettes à moitié légendaires qui traînaient toujours aux alentours de n’importe quel centre de pouvoir commercial, mais le comité alimentait la mystique. Et Rizome revenait instinctivement à la solidarité viscérale en périodes de trouble.
C’était loin d’être parfait. C’était visible à leur comportement – à la façon, par exemple, qu’avaient de Valera et Kauffmann de faire tout un cinéma inutile pour savoir qui allait couper et servir le pain. Mais il était visible que ça marchait aussi. L’association de Rizome représentait bien plus qu’un boulot. C’était tribal. On pouvait vivre et mourir pour elle.
C’était un repas simple : des pommes, du pain, du fromage, un peu de « pâté de jambon » qui était manifestement de la prom texturée et aromatisée. Et de l’eau minérale. Puis ils se mirent au travail – sans spécialement ouvrir la séance, mais en s’y laissant glisser peu à peu, par étapes.
Ils commencèrent par le FAIT. Ça les inquiétait plus que la Grenade. Les Grenadins étaient des voleurs et des pirates, mais au moins ils restaient tapis dans l’ombre alors que le FAIT, quels qu’en soient les membres, avait mis la compagnie sérieusement dans l’embarras. Par leur faute, ils se retrouvaient désormais avec Vienne sur le dos, même si Vienne était vacillante. Encore plus que d’habitude.
Rizome était décidée à retrouver le FAIT. Personne n’imaginait que la tâche serait facile, mais Rizome était une grosse multinationale avec des milliers d’associés et des postes avancés sur les cinq continents. Ils avaient des contacts sur tout le Réseau et une tradition de patience. Tôt ou tard, ils découvriraient la vérité, quelle que soit l’identité de ceux qui la cachaient.
La cible immédiate de tous les soupçons était Singapour, soit la Banque islamique soit le gouvernement singapourien, même si le clivage entre les deux n’était pas net. Personne ne doutait que Singapour eût été capable d’organiser l’assassinat de Galveston. Singapour n’avait jamais signé la convention de Vienne et vantait ouvertement les capacités opérationnelles de son armée et de ses services de renseignement.
Il était malgré tout difficile de comprendre pourquoi ils s’en seraient pris à la Grenade, après avoir accepté de négocier. Surtout quand une provocation aussi brutale que l’assassinat de Stubbs allait à coup sûr provoquer la rage de la Grenade sans véritablement engendrer de dégâts stratégiques. Singapour était arrogante, et technologiquement téméraire, mais personne n’avait jamais dit qu’elle était stupide.
Aussi le comité décida-t-il de mettre son jugement en délibéré, en attendant un complément de preuve. Il y avait pour l’heure trop de possibilités, et chercher à couvrir toutes les éventualités n’aurait fait qu’entraîner la paralysie. D’ici là, ils allaient prendre l’initiative de l’action, en ignorant le communiqué des terroristes.
Le FAIT constituait sans aucun doute une menace, à supposer que le FAIT existât indépendamment des gens auxquels ils étaient déjà confrontés. Mais ils avaient eu la possibilité manifeste de tuer une associée de Rizome – Laura – et avaient choisi de ne pas la saisir. C’était toujours une maigre consolation.
La discussion passa au problème de la Grenade.
« Je ne vois pas ce que nous pouvons faire sur place à la Grenade que nous ne pourrions accomplir par le Réseau, observa Raduga.
— Il serait temps que l’on cesse de faire cette fausse distinction ! objecta de Valera. Avec nos plus récents systèmes de connexion – les techniques qu’utilise Vienne – nous sommes le Réseau. Je veux dire, pour reprendre les termes de MacLuhan, un associé de Rizome équipé de vidéoverres devient un fer de lance cognitif pour toute la compagnie…
— Nous ne sommes pas Vienne, remarqua Kauffmann. Rien ne prouve que ça marchera pour nous.
— On se retrouve dans une situation de un à zéro face à la Grenade, dit Cullen. Nous sommes mal placés pour parler d’invasion médiatique.
— Certes, Charlie, rétorqua de Valera, mais ne vois-tu pas que c’est justement pourquoi ça va marcher ? On part en présentant des excuses, mais on se retrouve à faire de l’endoctrinement. »
Cullen plissa le front. « Nous sommes responsables de la mort de l’un de leurs dirigeants. Ce Winston Stubbs. C’est comme si l’un d’entre nous s’était fait tuer. Comme si nous avions perdu M. Saïto. »
Des paroles simples, mais Laura voyait bien qu’elles avaient porté. Cullen avait le chic pour redonner aux événements une échelle humaine. Ils s’étaient crispés.
« C’est bien pourquoi ce serait à moi de me rendre à la Grenade », dit Saïto. Il ne parlait jamais beaucoup. Il n’en avait pas besoin.
« Je n’aime pas ça, dit Garcia-Meza. Pourquoi vouloir recourir à la loi du talion ? Ce n’est pas de notre faute si les pirates ont des ennemis. Ce n’est pas nous qui leur avons tiré dessus. Et nous n’en sommes pas à un à zéro parce que nous n’avons jamais joué sur le même terrain qu’eux. » Garcia-Meza était le spécialiste des phrases chocs. « Je crois que la méthode diplomatique a constitué une erreur. On n’arrête pas des voleurs en les embrassant. » Il marqua un temps d’arrêt. « Mais je vous accorde qu’on ne peut plus reculer. Notre crédibilité est en jeu.