« On peut le faire, dit Laura. Si vous nous épaulez.
— Alors, c’est une affaire entendue. » Et voilà, c’était aussi simple que ça. Ils se levèrent tous et remballèrent le pique-nique. Puis ils regagnèrent les bâtiments de la ferme.
Laura et David commencèrent aussitôt l’entraînement avec les vidéoverres. C’étaient les premiers qu’achetait la compagnie et ils atteignaient un prix parfaitement saugrenu. Laura n’avait jamais fait le point là-dessus, mais chaque paire coûtait autant qu’une petite maison.
Leur aspect était en rapport – de près, ils dégageaient l’aura étrange des instruments scientifiques. Articles hors commerce, objets très spécialisés, très clean. Pesants, aussi – une peau de plastique noir rigide mais bourrée de coûteux circuits supraconducteurs. Elles n’avaient pas à proprement parler de lentilles – juste une matrice de milliers de détecteurs de lumière travaillant en mode-point. La sortie avant traitement était une masse prismatique – le logiciel d’imagerie se chargeait de la mise en forme, de la profondeur de champ, mise au point et ainsi de suite. De minces faisceaux invisibles mesuraient la position des yeux de l’utilisateur. L’opérateur, derrière son écran, n’était toutefois pas obligé de suivre le regard de l’utilisateur. Par logiciel, il pouvait examiner l’intégralité du champ visuel.
Elles étaient parfaitement transparentes même si elles étaient opaques de l’extérieur. On pouvait même les ajuster pour corriger un astigmatisme ou tout autre défaut de vision.
Chacune était dotée de micros/écouteurs en mousse adaptés à la morphologie de chaque utilisateur. Pas de problème de ce côté, c’était une technique classique.
La retraite de Chattahoochee avait une salle de télécoms qui faisait paraître prémillénaire celle de la Loge de Galveston. Ils reçurent un cours accéléré d’initiation à la technique des vidéoverres. Une formation strictement pratique, bien dans l’esprit de Rizome. L’un après l’autre, ils parcoururent les alentours, scrutant les objets au hasard, améliorant leur technique à mesure. Ce n’étaient pas les sujets qui manquaient : les serres, les bassins d’aquaculture, les vergers de pêcheurs, les moulins à vent. Une halte-garderie où une employée de la Retraite gardait Loretta. Plusieurs années auparavant, Rizome avait cherché à promouvoir l’organisation de crèches, mais le personnel n’avait pas apprécié – esprit trop kibboutz : ça n’avait jamais pris.
La Retraite avait été jadis une exploitation agricole, avant que la protéine mono-cellulaire n’arrive et ne chasse les propriétaires de l’agriculture. Le domaine avait à présent un petit côté Marie-Antoinette, comme tant d’autres fermes modernes. Cultures très spécialisées, cultures de serre. Une bonne partie de ces exploitations en serre étaient d’ailleurs maintenant installées dans les villes, où se trouvaient les marchés.
Puis David et Laura rentraient visionner les bandes et ils attrapaient le vertige. Alors ils recommençaient, mais cette fois avec des bouquins en équilibre sur la tête. Et puis ils alternaient, l’un surveillant l’écran tandis que l’autre marchait et suivait les instructions en ne se privant pas de râler devant la difficulté de la tâche. C’était bon d’avoir à bosser sur quelque chose. Ils avaient l’impression de mieux dominer la situation.
Ça marcherait, décida Laura. Ils allaient faire aux Grenadins un numéro de propagande, et laisser ces derniers leur faire également leur numéro, point final. Risqué, certes – mais aussi la meilleure occasion de mise en valeur qu’ils avaient jamais eue au sein de la compagnie et, en soi, cela représentait énormément. Le comité n’avait pas eu la grossièreté de parler directement de récompense mais c’était inutile ; ce n’était pas ainsi qu’on procédait à Rizome. Tout cela allait de soi.
Dangereux, oui. Mais les salauds avaient mitraillé sa maison. Elle avait renoncé à l’illusion que n’importe quel endroit serait vraiment sûr désormais. Elle savait que ce ne serait pas le cas. Tant que cette affaire ne serait pas réglée.
Ils avaient une escale de deux heures à La Havane. Laura nourrit le bébé. David s’étendit dans son siège de plastique bleu, croisant ses pieds chaussés de sandales. Au plafond, des haut-parleurs rudimentaires pépiaient de la pop russe sautillante. Ici, pas de chariots robots mais des porteurs poussant des diables. De vieux portiers, également, qui maniaient leur balai comme s’ils étaient nés avec. Dans la rangée voisine de sièges en plastique, un petit Cubain, désœuvré, jeta par terre un carton de soda vide et se mit à le piétiner. Laura contempla avec lassitude le carton aplati qui commençait à fondre. « Allons nous beurrer, dit soudain David.
— Quoi ? »
David fourra ses vidéoverres dans sa poche de costume, en prenant soin de ne pas tacher les lentilles. « Je vois les choses comme ça. On va être en ligne en permanence à la Grenade. Pas une seconde de relaxation. Pas une seconde pour nous. Mais nous avons devant nous un vol de huit heures. Huit heures dans un putain d’avion, d’accord ? Ça nous donne quartier libre pour nous dégueuler dessus si ça nous chante. Les hôtesses s’occuperont de nous. Alors, allons nous pinter. »
Laura examina son mari. Son visage avait l’air décomposé. Elle se sentait pareille. Ces derniers jours avaient été un enfer. « D’accord », dit-elle. David sourit.
Il prit le couffin et ils se trimbalèrent jusqu’à la plus proche boutique à détaxe, un petit cagibi encombré de chapeaux de paille bon marché et de têtes à l’air abruti taillées dans des noix de coco. David acheta un litre de rhum brun de Cuba. Il paya en espèces. Le comité les avait mis en garde contre l’usage des cartes. Trop facilement repérables. Les planques de données envahissaient tout le marché de l’argent télématique.
La vendeuse cubaine rangeait le papier-monnaie dans un tiroir fermant à clé. David lui tendit un billet de cent écus. Elle lui rendit la monnaie avec un pétillement dans ses yeux de biche – elle était habillée en rouge, mâchait de la gomme et écoutait de la samba avec un casque. Petits mouvements des hanches. David fit un trait d’esprit en espagnol et elle lui sourit.
Le sol ne cessait de se dérober sous les pas de Laura. Le sol des aéroports était en dehors du monde. Il avait sa logique propre – la culture d’aéroport. Ilots entre les mailles d’un réseau de lignes aériennes qui enserraient le monde comme un filet. Nœud lointain de sueur et de décalage horaire dans une odeur de bagages.
Ils embarquèrent à la porte Diez y seis. Aéro Cubana. La compagnie la moins chère des Antilles, parce que le gouvernement cubain subventionnait les vols. Les Cubains gardaient encore le souvenir cuisant de leurs décennies d’isolement forcé au temps de la guerre froide.
À chaque passage de l’hôtesse, David commandait des Coca qu’il complétait à ras bord d’une dose meurtrière de rhum parfumé. Le vol était long jusqu’à la Grenade. Ici, les distances étaient énormes. La mer des Antilles était pailletée de nuages, lointaines rides fractales de houle verdâtre sur l’océan. On leur passa un film russe doublé, une vague comédie-rock de Leningrad avec des tas de séquences dansées, coiffures électriques et lumières stroboscopiques. David le regarda avec le casque, fredonnant et faisant sauter Loretta sur son genou. La petite était hébétée par le voyage – elle avait les yeux exorbités et sa jolie frimousse était aussi livide que celle d’une poupée kachina.
Le rhum assommait Laura comme un tiède goudron narcotique. Le monde devint exotique. Les hommes d’affaires des rangées précédentes avaient branché leur console sur les prises de données au plafond, près des bouches d’aération. En vol à quinze mille mètres au-dessus du néant caraïbe, mais toujours branchés sur le Réseau. Des fibres optiques pendouillaient comme des tubes de goutte-à-goutte.