Laura inclina son siège et tourna la buse pour qu’elle lui souffle sur le visage. Le mal de l’air guettait, quelque part sous l’abrutissement éthylique. Elle sombra dans une somnolence hébétée. Elle rêva… Elle était en tenue d’hôtesse d’Aéro Cubana, bleu pimpant, style paramilitaire années 40, rembourrage aux épaules et jupe plissée, et poussait son chariot dans l’allée centrale. Distribuant à tous les passages des petits gobelets remplis de quelque chose… du lait… Tous tendaient la main, implorant ce lait avec des airs de désespoir dévorant et de gratitude pathétique. Ils étaient si heureux qu’elle soit là et désiraient tant son aide – elle savait qu’elle pouvait améliorer leur sort… Tous avaient l’air tellement terrifiés, massant leur torse en sueur comme si quelque chose dans la poitrine leur faisait mal…
Une secousse l’éveilla. La nuit était tombée. Inondé par la lumière du plafonnier, David fixait l’écran de son terminal. Laura eut un instant de totale désorientation, les jambes pleines de crampes, les vertèbres douloureuses, la joue collante de salive… Quelqu’un, David sans doute, avait jeté sur elle une couverture. « Mon personnage optimal », murmura-t-elle. L’avion tressauta trois ou quatre fois.
« T’es réveillée ? dit David en retirant son écouteur Rizome. On vient de rencontrer une zone de turbulences.
— Ouais ?
— Septembre aux Antilles. » La saison des cyclones, songea-t-elle – il n’avait pas besoin de le dire. Il consulta son nouveau multiphone perfectionné. « On en a encore pour une heure. » Sur l’écran, un associé de Rizome coiffé d’un chapeau de cow-boy adressait des gestes éloquents à la caméra sur fond de chaîne de montagnes. David mit en pause d’une pression sur une touche.
« Tu réponds au courrier ?
— Non, trop saoul. Je le consulte, simplement. Cet Anderson, là, dans le Wyoming – c’est un accédé. » D’une pichenette, il effaça l’écran. « Y a tout un tas de conneries – oh ! pardon, je veux dire ACCÈS Démocratique – qui sont en train de s’accumuler pour nous à Atlanta. Je m’étais dit simplement que je pouvais toujours les charger sur disque avant qu’on quitte l’avion. »
Laura s’assit tant bien que mal. « Je suis contente de t’avoir ici avec moi, David. »
Il parut amusé et touché. « Et où voudrais-tu que je sois ? » Il lui pressa la main.
Le bébé dormait dans le siège entre eux, au fond d’une cuvette en fil chromé rétractable, capitonnée de synthétique jaune. On aurait dit un conteneur à bouteilles d’oxygène pour alpiniste high-tech. Laura caressa la joue du bébé. « Elle va bien ?
— Bien sûr. Je lui ai donné à boire un peu de rhum. Elle en a pour des heures à roupiller. »
Laura se figea en plein bâillement. « Tu lui as donné à boire… » Il plaisantait. « Alors, t’en es arrivé là. Droguer une gosse innocente. » Sa blague l’avait réveillée pour de bon. « N’y a-t-il pas de limite ? À ta dépravation ?
— Toutes sortes de limites… quand je suis en ligne. Comme nous sommes destinés à l’être, pour Dieu sait combien de jours. Ça va nous faire perdre nos moyens, chou.
— Hmm. » Laura se caressa le visage, se souvint. Pas de vidéofard. Elle sortit sa trousse des tréfonds de son sac à dos et se leva. « Faut que je me refasse une beauté avant l’atterrissage.
— Tu veux pas… un dernier coup vite fait, debout dans les toilettes ?
— Y a sans doute des caméras » ; dit Laura et, titubant à moitié, elle l’enjamba pour gagner l’allée centrale.
Il la saisit au poignet et lui chuchota : « On dit qu’on fait de la plongée à la Grenade, peut-être qu’on pourrait se peloter sous la flotte. Là où personne ne pourra nous mater. »
Elle toisa sa tête ébouriffée. « T’as vraiment bu tout ce rhum ?
— À quoi bon le gâcher ?
— Ô Seigneur ! » Elle alla aux toilettes, s’étala du maquillage devant le sévère miroir d’acier. Le temps qu’elle ait regagné son siège, ils avaient entamé leur descente.
4
Une des hôtesses les salua à la porte de l’appareil. Puis ils foulèrent la moquette miteuse de l’ombilic d’accès à l’aérogare de Point Salines. « Qui est en ligne ? » murmura Laura.
[« Emily »], chuchota la voix dans son écouteur. [« Je suis là, avec toi. »] David arrêta de se débattre avec le porte-bébé pour porter la main à son oreille et monter le volume. Ses yeux, comme ceux de Laura, toujours cachés derrière les vidéoverres striés d’or. Nerveuse, Laura chercha son passeport à tâtons, en se demandant à quoi ressemblerait la douane. Le hall de l’aérogare était décoré d’affiches poussiéreuses montrant les plages blanches de l’île, d’accortes autochtones souriantes en tenues aux couleurs démodées de dix ans, le tout surmonté de slogans racoleurs en caractères cyrilliques et en katakanas japonais.
Un jeune soldat noir de peau quitta son appui contre le mur lorsqu’ils approchèrent. « Les Webster ?
— Oui ? » Laura le cadra dans ses vidéoverres, puis le toisa de la tête aux pieds. Il portait une chemise et un pantalon kaki, une ceinture de toile avec un pistolet dans son étui, un béret étoilé, des lunettes noires après la tombée de la nuit. Les manches retroussées révélaient des biceps d’ébène luisante.
Il les précéda, balançant ses jambes chaussées de bottes noires de combat à lacets. « Par ici. » Ils traversèrent au pas de charge l’aire de dégagement, tête baissée, ignorés des rares voyageurs vitrifiés de fatigue. À la douane, leur accompagnateur sortit fugitivement sa carte et ils franchirent le guichet dans la foulée.
« Z’amèneront vos bagages plus tard, marmonna-t-il. Une voiture nous attend. » Ils se glissèrent par une sortie de secours et descendirent une volée de marches couvertes de rouille. Durant un instant de pur bonheur, ils foulèrent un sol véritable, respirèrent un air authentique. Humide et sombre ; il avait plu. La voiture était une berline Hyundai, une Luxury Saloon blanche aux vitres réfléchissantes. Ses portes s’ouvrirent à leur approche.
Leur accompagnateur se glissa sur le siège avant ; Laura et David s’entassèrent à l’arrière avec le bébé. Les portes se refermèrent sur eux comme les écoutilles d’un blindé et le véhicule se mit en route en douceur. Ils s’abandonnèrent au bercement huileux de la suspension qui avalait les nids-de-poule et les mottes d’herbe de la chaussée. Laura se retourna pour contempler une dernière fois l’aérogare – flaque lumineuse surmontant une douzaine de vélo-pousse et de taxis à pilotage manuel piquetés de rouilles.
La climatisation glaciale de la berline les enveloppait d’une fraîcheur antiseptique. « En ligne. Tu peux nous copier d’ici ? » demanda Laura.
[« Un peu de parasites sur l’image mais le son est bon »], murmura Emily. [« Chouette bagnole, hein ? »]
« Ouais », dit David. Une fois sorti des dépendances de l’aéroport, ils s’engagèrent vers le nord sur une nationale bordée de palmiers. David se pencha vers leur accompagnateur sur la banquette avant. « Où allons-nous, amigo ?
— On vous conduit en lieu sûr », répondit l’homme. Il se retourna, passant un coude par-dessus le dossier. « Une quinzaine de kilomètres, peut-être. On s’rassoit et on s’relaxe, vu ? On s’tourne ses gros pouces de Yankees, on essaie de prendre l’air innocent. » Il retira ses lunettes noires.