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« Eh ! s’exclama David. C’est Sticky ! »

Sourire narquois de l’intéressé : « Capitaine Thompson pour vous, Bwana… »

Il avait la peau bien plus sombre que lorsqu’ils l’avaient connu à Galveston. Sans doute une sorte de teinture épidermique, estima Laura. Un déguisement, peut-être. Il semblait plus prudent de ne pas relever la chose. « Je suis contente de vous voir sain et sauf », dit-elle. Sticky se contenta de grommeler.

« Nous n’avons pas eu l’occasion de vous dire, continua-t-elle, combien nous sommes désolés pour M. Stubbs.

— J’étais occupé, dit Sticky. À poursuivre ces mecs de Singapour. » Il braqua son regard droit sur les lunettes de Laura, se redressant visiblement pour parler, à travers elle, aux bandes vidéo de Rizome qui défilaient à Atlanta. « Et ça, pendant que notre sécurité de Rizome continue à danser comme un poulet décapité, notez bien. La bande de Singapour s’est tirée vite fait après le meurtre. Alors moi, je les file dans le noir. Ils courent peut-être cinq cents mètres vers le sud, le long de la côte, puis pataugent pour gagner un chouette rafiot qui les attend, bien peinard, tout près du bord. Un ketch de bonne taille ; avec deux autres types à bord. Je note son immatriculation. » Il renifla. « Loué par M. Lao Binh Huynh, un soi-disant “important homme d’affaires viet-américain”, qui vit à Houston. Un mec riche, ce Huynh – il possède une demi-douzaine d’épiceries, un hôtel, une entreprise de transports. »

[« Dis-lui qu’on va vérifier tout de suite »], pressa le murmure d’Emily.

« On va vérifier tout de suite, dit David.

— V’débarquez un peu tard, Bwana Dave. M. Huynh s’est volatilisé il y a quelques jours. Quelqu’un l’a enlevé à la sortie de sa voiture.

— Seigneur », dit David.

Sticky regarda dehors, maussade. Un entassement de maisons blanches émergea des ténèbres ; les murs blancs reflétaient comme de la laque la lumière des phares. Un ivrogne solitaire détala pour dégager la route au premier coup de klaxon. Une place de marché déserte ; des toits en tôle ondulée, des mâts sans drapeaux, une statue coloniale, des bouts de panier en osier piétinés. Quatre chèvres attachées – éclat rouge des yeux dans le faisceau des projecteurs, comme une vision de cauchemar. « Rien de tout cela ne prouve quoi que ce soit contre la Banque de Singapour », observa Laura.

Sticky était ennuyé ; il en oublia son accent. « Quelle preuve ? Vous croyez peut-être qu’on compte les poursuivre en justice ? C’est d’une guerre qu’il s’agit ! » Un temps d’arrêt. « Trop drôle, des Yankees qui demandent des preuves, aujourd’hui ! Quelqu’un fait sauter votre vaisseau de guerre, le Maine, vu ? Et deux mois après, ce tordu d’oncle Sam envahit Cuba. Sans la moindre preuve.

— Eh bien, ça tendrait à vous prouver qu’on a appris la leçon, dit doucement David. L’invasion de Cuba, ça a été un flop retentissant. La baie des Porcs… pardon, la baie des Cochons. Une sacrée humiliation pour l’empire yankee. »

Sticky le considéra avec un mépris stupéfait : « J’te cause de 1898, mac ! »

Ébahissement de David : « 1898 ? Mais c’est l’âge de pierre !

— Nous, on a pas oublié. » Sticky jeta un œil dehors. « Z’êtes dans la capitale, à présent. Saint George. »

Des immeubles d’habitation à étages, là encore avec cet étrange éclat de laque immaculée. De vagues taches de verdure s’accrochaient à flanc de coteau, maigres palmiers à la silhouette déchiquetée, pareils à des têtes de rastas couvertes de nattes. Des antennes de télé, paraboles ou râteaux squelettiques, encombraient les toitures. D’autres paraboles, hors d’usage, regardaient le ciel, posées sur les pelouses piétinées – des piscines pour les oiseaux ? se demanda Laura. « Ce sont les chantiers gouvernementaux, expliqua Sticky. Des logements publics. » Son doigt indiqua la pente, à l’opposé du port. « Là, sur la colline, c’est Fort George – le premier ministre habite là-haut. »

Derrière le fort, trois grands mâts radio faisaient clignoter en synchronisme leurs balises de trafic aérien, petits points rouges qui montaient de la terre au ciel, comme s’ils voulaient se propulser dans les ténèbres stellaires. Laura se pencha pour regarder par la vitre de David. La masse sombre des fortifications de Fort George qui se découpait devant ce défilement lumineux la mit mal à l’aise.

Laura avait eu un topo sur le premier ministre de la Grenade. Il s’appelait Eric Louison et son Mouvement du Nouveau Millénaire était le parti unique au gouvernement. Louison était à présent octogénaire et on le voyait rarement hors du secret de son cabinet de pirates informatiques. Bien des années plus tôt, sitôt après s’être emparé du pouvoir, Louison avait prononcé à Vienne un discours enflammé, pour exiger une enquête sur le « phénomène de personnage optimal ». Une sortie qui avait engendré nombre de commentaires railleurs et gênés.

Louison s’inscrivait dans la malheureuse tradition afro-antillaise de ces patriarches charismatiques fortement imprégnés de vaudou. Des types qui étaient tous des Papa Doc, des Steppin’ Razors et autres pères Fouettards. Contemplant le sommet de la colline, Laura eut soudain une claire image mentale du vieux Louison. Un vieux schnock aux ongles jaunes, décharné, parcourant d’un pas chancelant d’insomniaque les galeries des cachots à la lueur des torches. Vêtu d’une veste à parements d’or, s’abreuvant de sang de bouc brûlant, ses pieds nus chaussés de boîtes de Kleenex vides…

La Hyundai traversa lentement la ville sous les réverbères ambrés. Ils doublèrent quelques triroues brésiliens, petits engins noir et jaune comme des guêpes pétaradant à l’alcool. Saint George avait cet air assoupi d’une ville où l’on roulerait la chaussée comme un tapis les nuits de semaine. Selon les critères du Tiers Monde contemporain, c’était une bourgade – peut-être cent mille habitants. Une demi-douzaine de tours dominaient le centre, vieilles horreurs de style international, avec leurs murs monotones piquetés de fenêtres illuminées. Une jolie église coloniale ancienne, avec un grand beffroi carré. Des grues de construction dressaient leur carcasse immobile au-dessus du squelette du dôme couvrant un nouveau stade. « Où est la Banque ? » demanda David.

Sticky haussa les épaules. « Partout. Sur tout le réseau câblé.

— Une bien jolie cité, observa David. Pas de bidonvilles, pas de sans-abri campant sous les viaducs. Vous pourriez donner des leçons à Mexico. » Pas de réaction. « À Kingston également.

— C’est à Atlanta qu’on va donner une leçon, rétorqua Sticky. Notre Banque… vous nous prenez pour des voleurs. Pas du tout, mac. C’est vos banques à vous qui sucent le sang de ces malheureux depuis quatre siècles. Seulement, aujourd’hui, c’est une autre chanson… »

Les lumières de la capitale s’éloignèrent. Loretta s’agita dans son berceau, remua les bras puis remplit bruyamment sa couche. « Oh-oh », fit David. Il descendit la vitre. L’odeur de poussière moite de l’averse tropicale emplit l’habitacle. Un autre arôme s’immisça également, âcre, épicé, entêtant. Une odeur de cuisine. De la muscade, comprit Laura. La moitié de la production mondiale venait de la Grenade. De vraies noix de muscade, cueillies sur les arbres. Ils contournèrent une baie – lumières scintillant sur une base au large, lumières sur les eaux calmes, lueur industrielle sur le plafond de nuages gris.

Sticky fronça le nez et lorgna Loretta comme si c’était un sac-poubelle. « Pourquoi avoir amené ici ce bébé ? Le coin est dangereux. »

Laura plissa le front, puis sortit une couche neuve. David répondit : « Nous ne sommes pas des soldats. Nous ne cherchons pas à être des cibles faciles.