— On va étudier la question », admit Sticky, de mauvaise grâce. La sonnette tinta, jouant le premier couplet d’une vieille chanson populaire. « Oh ! quand j’entends chan-ter No-ël », fredonna David, reconnaissant l’air. Ils se hâtèrent vers la porte mais les domestiques les avaient pris de vitesse. Leurs bagages étaient arrivés. Rajiv et Jimmy déchargeaient déjà les sacs du monocorps.
« Je peux prendre le bébé, madame », proposa Rita, venant à la hauteur de Laura.
Celle-ci fit semblant de ne pas entendre, les yeux fixés au-delà du store de la véranda. Deux nouveaux vigiles étaient postés sous les lampes à arc du portail.
Sticky leur tendit une paire de clés à carte. « J’y vais… j’ai à faire ailleurs, ce soir. Prenez vos aises. Prenez ce que vous voulez, servez-vous de tout, la maison est à vous. Le vieux M. Gelli, il se plaindra pas.
— Quand rencontre-t-on les gens de la Banque ? demanda Laura.
— Ça va venir », dit Sticky, sans autre explication. Il dévala les marches ; la Hyundai s’ouvrit et il se glissa à l’intérieur sans couper son élan. La voiture démarra.
Ils rejoignirent les domestiques dans le séjour et restèrent plantés là, mal à l’aise, noués par une tension irrésolue.
« Un petit souper, monsieur, madame ? suggéra Rajiv.
— Non, merci, Rajiv. » Elle ignorait le terme idoine pour qualifier l’origine ethnique de Rajiv : Indo-Antillais ? Grenado-Hindou ?
« Je faire couler un bain à Madame ? »
Laura fit non de la tête. « Vous pourriez déjà commencer par nous appeler David et Laura », suggéra-t-elle. Les trois Grenadins les regardèrent, l’air obtus.
Loretta choisit adroitement ce moment pour éclater en sanglots. « Nous sommes tous un peu fatigués du voyage, lança David, je crois que nous allons… euh, nous retirer dans notre chambre. Alors, nous n’aurons pas besoin de vous ce soir, merci. » Il y eut une brève bousculade autour des bagages, remportée par Rajiv et Jimmy. Triomphants, ils transportèrent leur butin dans la chambre principale.
« Nous vous les défaire, annonça Rajiv.
— Merci, mais non ! » David ouvrit les bras et les raccompagna à la porte de la chambre. Qu’il verrouilla dans leur dos.
« Nous en haut si vous avoir besoin de nous, madame, cria Jimmy à travers la porte. L’interphone, y marche pas, alors faut crier un bon coup ! »
David sortit Loretta de son couffin et entreprit de lui préparer son biberon. Laura se laissa tomber de tout son long sur le lit, accablée de fatigue nerveuse. « Enfin seuls, dit-elle.
— Si tu ne comptes pas les milliers d’associés de Rizome », remarqua David depuis la salle de bains. Il en émergea et posa le bébé sur le lit. Laura se redressa sur un coude pour tenir le biberon.
David inspecta tous les placards. « On m’a l’air relativement en sécurité dans cette chambre. Pas d’autre issue que cette porte – et c’est de la menuiserie traditionnelle, du sérieux ! » Il retira son écouteur avec une grimace puis déposa les vidéoverres sur la table de chevet. En prenant soin de les braquer vers la porte.
[« Faites pas attention à moi »], dit Emily au creux de l’oreille de Laura. [« Si David veut dormir à poil, je couperai au montage. »]
Laura rit, passant en position assise. « Vous deux et vos blagues en douce », dit David.
Laura changea la petite et lui enfila son pyjama en papier. Gavée, assoupie et satisfaite, elle battait des paupières, les yeux mi-clos. Agitant ses menottes, comme si elle cherchait à se raccrocher à son retour à la conscience mais sans bien se rappeler où elle l’avait mis. C’était drôle comme elle pouvait ressembler à David quand elle dormait.
Ils se dévêtirent et il accrocha ses vêtements dans la penderie. « Ils ont laissé la garde-robe du vieux », remarqua-t-il. Il lui montra un harnais de cuir. « Chouette tailleur, hein ?
— Qu’est-ce que c’est que ce machin ? Un attirail sado-maso ?
— Un étui d’épaule, dit David. Pour gros pan-pan de macho.
— Ouah, terrible. » Encore et toujours ces sacrés revolvers. Malgré sa lassitude, elle redoutait le sommeil ; elle se sentait guettée par un nouveau cauchemar. Elle brancha son attirail sur le radio-réveil qu’elle venait de sortir du plus gros des sacs. « Qu’est-ce que t’en dis ? »
[« Ça devrait coller. »] La voix d’Emily sortait, amplifiée, du haut-parleur du radio-réveil. [« Je décroche mais l’équipe de nuit veillera sur vous. »]
« Bonne nuit. » Laura se glissa sous les draps. Ils calèrent le bébé entre eux. Demain, ils se mettraient en quête d’un berceau. Éteignez-vous, lumières ! »
Laura s’éveilla, pâteuse. David avait déjà passé un jean, une chemise tropicale ouverte et ses vidéoverres. « La sonnette », expliqua-t-il. Elle tinta de nouveau, égrenant son antique mélodie.
« Oh ! » Elle tourna des yeux chassieux vers le cadran. Huit heures du matin. « Qui est en ligne ? »
[« C’est moi, Laura »], dit le réveil. [« Alma Rodriguez. »]
« Oh ! madame Rodriguez, dit Laura au réveil. Hum, comment allez-vous ?
[« Oh, c’est mon homme… son hygroma le fait bien souffrir aujourd’hui. »]
« Désolée de l’apprendre », marmonna Laura. Elle se redressa tant bien que mal ; l’aqualit clapotait à vous flanquer le mal de mer.
[« Cette Loge, elle est drôlement vide, sans vous ou les hôtes »], crut bon de remarquer Mme Rodriguez. [« Mme Delrosario, elle dit comme ça que ses deux filles courent partout en ville comme deux folles. »]
« Bon, eh bien, vous n’avez qu’à lui dire que je, euh… » Laura se tut, soudain frappée par le choc culturel. « Eh bien, je ne sais foutre pas où je suis. »
[« Tout va bien, Laurita ? »]
« Bien sûr, enfin je crois… » Elle parcourut d’un regard inquiet la chambre étrange, repéra la porte de la salle d’eau. Ça aiderait.
À son retour, elle se vêtit rapidement puis mit les lunettes. [« Ay ! Ça fait drôle quand l’image danse comme ça »], dit la voix de Mme Rodriguez dans son écouteur. [« Ça me flanque le mal de mer ! »]
« Idem pour moi, dit Laura. Avec qui David est-il en conversation, à côté ? Les soi-disant domestiques ? »
[« Ça ne va pas vous plaire »], dit sèchement Mme Rodriguez. [« C’est l’autre sorcière. Carlotta. »]
« Seigneur, allons bon ! » Elle récupéra la petite qui se tortillait, les yeux grands ouverts, et la transporta dans le salon. Carlotta était assise sur le divan ; elle avait apporté un panier d’osier plein de provisions. « La bouffe », annonça-t-elle, en l’indiquant d’un signe de tête.
« Bien, dit Laura. Comment allez-vous Carlotta ?
— Impec, dit Carlotta, radieuse. Bienvenue à la Grenade ! Chouette maison que vous avez là, c’est ce que j’étais en train de dire à votre monsieur.
— Carlotta va être notre liaison pour aujourd’hui, intervint David.
— Ça me gêne pas, d’autant que Sticky est sacrément occupé, dit Carlotta. Et puis, j’connais bien l’île, alors je peux vous la faire visiter. Vous voulez un peu de jus de papaye, Laura ?
— D’accord. » Laura prit le second fauteuil. Elle ne tenait pas en place, prise d’une irrésistible envie d’aller courir sur la plage. Pourtant, ça ne risquait pas, pas ici. Elle tint Loretta en équilibre sur son genou. « Alors comme ça, la Banque nous a confiés à vous pour nous balader ?
— Je suis câblée en audio », dit Carlotta tout en servant. Une paire d’écouteurs légers lui entourait le cou, raccordés par fil au téléphone accroché à sa ceinture cloutée. Elle portait un bustier de coton à manches courtes, dévoilant vingt centimètres d’estomac couvert de taches de rousseur entre le haut et la minijupe rouge. « Z’avez tous intérêt à faire un peu attention à ce que vous absorbez dans le coin, avertit Carlotta. Ils ont sur cette île des houngans, parfaitement capables de vous flanquer en l’air.