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— Des houngans ? répéta David. Vous voulez parler de ces types qui préparent des drogues magiques ?

— Ouais, c’est ça. Ils ont des poisons vaudous qui peuvent faire à votre système nerveux des trucs que je voudrais pas infliger au chef d’état-major du Pentagone ! Ils ont amené ici ces docteurs fous, des bio-techs de pointe, et les ont plus ou moins croisés avec ces espèces de vieux maîtres zombis du poison au poisson-chat, et le résultat est aussi mauvais qu’un chien errant ! » Elle passa à Laura un verre de jus de fruits. « Si j’étais à Singapour en ce moment, je ferais brûler de l’encens ! »

Laura contempla d’un air inquiet le contenu de son verre. « Oh ! mais vous avez rien à craindre avec moi, poursuivit Carlotta. J’ai tout acheté moi-même au marché.

— Merci, c’est gentil de votre part, dit David.

— Ben, entre Texans, faut se serrer les coudes ! » Carlotta saisit le panier. « Pouvez déjà essayer ces espèces de petites tamale, des “pastels” comme ils les appellent. C’est comme des petits caris en chausson. C’est de la cuisine indienne. Enfin, des Indes, je veux dire, vu que les Indiens du coin, ils les ont liquidés depuis belle lurette.

[« N’y touchez pas ! »] protesta Mme Rodriguez. Laura l’ignora. « Très bon, fit-elle, la bouche pleine.

— Ouais, ils les ont chassés jusqu’à la pointe du Sauteur, expliqua Carlotta à l’intention de David. Les Indiens caraïbes. Ils savaient que les colons de la Grenade les avaient dans le collimateur, alors ils ont tous sauté dans la mer du haut d’une falaise et ils sont morts. C’est là que nous allons aujourd’hui – à la pointe du Sauteur. J’ai une voiture, dehors. »

Après le petit déjeuner, ils prirent la voiture de Carlotta. C’était une version plus longue, utilitaire, des triroues brésiliens, avec une espèce de guidon de moto pour la conduite. « J’adore conduire en manuel, confessa Carlotta tandis qu’ils s’installaient. Et vite, c’est une super-éclate prémillénaire. » Elle actionna joyeusement le bouton du klaxon alors qu’ils passaient devant les gardes à la porte. Ces derniers répondirent d’un signe de la main ; ils semblaient la connaître. Carlotta poussa le moteur, projetant les gravillons sur les bas-côtés du chemin sinueux jusqu’à ce qu’ils aient rejoint la grand-route.

Laura se tourna vers David : « Tu crois que c’est prudent de laisser nos affaires aux esclaves de la baraque ? »

Ce dernier haussa les épaules. « Je les ai réveillés et leur ai donné du boulot : Rita soigne les roses, Jimmy nettoie le bassin et Rajiv est chargé de démonter la pompe de la fontaine. »

Laura rigola.

David fit craquer ses phalanges, le regard embrumé de plaisir anticipé. « Dès qu’on sera de retour, on pourra s’y mettre un coup, à notre tour.

— Tu veux arranger cette maison ? »

David prit l’air surpris : « Une super vieille bâtisse comme ça ? Merde, oui ! On peut quand même pas la laisser pourrir ! »

La nationale était plus encombrée en plein jour, avec des tas de vieilles Nissan et Toyota bringuebalantes. Les voitures passèrent au ralenti un rétrécissement pour travaux, où une équipe de terrassiers tuaient le temps, assis à l’ombre de leur rouleau compresseur. Ils avisèrent Carlotta, souriante, alors qu’elle se faufilait avec son triroues. « Hé, chériiie ! » lança l’un des ouvriers en agitant la main.

Soudain, un camion bâché militaire apparut, venant du nord. Aussitôt, les ouvriers empoignèrent pelles et pioches et se mirent au travail comme un seul homme. Le camion passa dans un grondement en mordant sur le bas-côté. Il était plein de soldats de la milice, l’air las.

Quinze cents mètres plus loin, ils traversèrent une ville baptisée Grand Roy. « C’est ici que je fréquente l’Église », dit Carlotta en agitant le bras tandis que son moteur pétaradait furieusement. « C’est un joli petit temple, les filles du coin, elles ont une curieuse notion de la Déesse mais enfin, on arrive à les convertir. »

Champs de canne à sucre, vergers de muscadiers, montagnes bleues à l’ouest dont les crêtes volcaniques dépassaient d’une bande de nuages. Ils traversèrent deux autres villes, plus importantes : Gouyave, Victoria. Des trottoirs encombrés de femmes noires vêtues d’imprimés tropicaux criards, quelques femmes en saris indiens ; les différentes ethnies ne semblaient pas trop se mélanger. Guère d’enfants, mais quantité de miliciens en tenue kaki. À Victoria, ils passèrent devant un bazar où une étrange musique étouffante se déversait d’énormes enceintes posées sur le trottoir, leurs propriétaires assis à des tables en aggloméré encombrées de cassettes audio et vidéo. Les chalands se cognaient aux vendeurs de noix de coco et aux vieux marchands d’eskimos qui poussaient leur charrette. Haut sur les murs, hors de portée des graffiteurs, de vieilles affiches sur le sida mettaient en garde contre les déviations sexuelles avec la précision crue des organismes de santé publique.

Passé Victoria, ils prirent vers l’ouest, contournant la côte à la pointe nord de l’île. Le relief s’accentua.

Des grues de quai rouges se dessinaient sur l’horizon au-dessus de la pointe du Sauteur, filigranes squelettiques découpant le ciel. Laura repensa aux mâts radio rouges avec leurs inquiétantes lumières sautillantes… Elle chercha la main de David. Il la pressa et lui sourit, sous les lunettes ; mais elle ne put croiser son regard.

Puis ils parvinrent au sommet d’une colline et soudain le panorama s’offrit entièrement à leurs yeux. Un vaste complexe maritime s’étendait sur la mer, telle une Venise revue par un magnat de la sidérurgie, toute en angles aigus de métal, charpentes saillantes, eaux verdâtres traversées d’un maillage de câbles flottants… Des amoncellements de blocs blancs formaient de longues digues protectrices qui s’étiraient vers le nord sur des kilomètres, fouettées çà et là par le ressac, tandis que les eaux intérieures étaient calmées par les boudins orange des brise-lames…

« Madame Rodriguez, dit calmement David. Il faudrait nous retransmettre un cours de génie maritime. Prévenez Atlanta. »

[« D’accord, David. Tout de suite. »]

Laura compta trente structures principales dressées au large. Elles étaient surchargées. La plupart étaient d’anciennes plates-formes pétrolières, campées sur leurs pieds à claire-voie hauts comme des immeubles de vingt étages, avec les cinq niveaux de leur base se dressant loin au-dessus des eaux. Des géants martiens, aux genoux entourés de quais de chargement où s’amarraient de minuscules barges. Le soleil tropical de la Grenade jouait sur les parois d’aluminium de cabines de couchage analogues à des mobile homes qui ressemblaient à des jouets posés sur les plates-formes.

Une paire d’OPET, rondes et massives, haletaient placidement, aspirant l’eau de mer chaude pour alimenter leurs chaudières à ammoniac. Des nids de pieuvres de câbles flottants partaient des centrales électriques pour alimenter les plates-formes sur lesquelles s’empilaient des amoncellements de vérins hydrauliques verts et jaunes.

Ils quittèrent la grand-route. Carlotta tendit le bras : « C’est de là qu’ils ont sauté ! » Les falaises de la pointe du Sauteur n’avaient qu’une quinzaine de mètres de haut mais les rochers à leur base avaient l’air particulièrement déchiquetés. L’ensemble aurait eu meilleure allure, les pieds battus par des déferlantes romantiques, mais les jetées et les brise-lames avaient transformé ce bras de mer en une soupe mijotante couleur de boue. « Par temps clair, on aperçoit Carriacou du haut des falaises, indiqua Carlotta. Plein de trucs incroyables sur cette petite île – elle fait également partie de la Grenade. »