Elle gara le triroues sur une bande de gravier blanc, à proximité d’une cale sèche. À l’intérieur de celle-ci, des soudeurs à l’arc crachaient leurs éclairs blanc-bleu. Ils quittèrent le véhicule.
Une brise de mer soufflait, puant l’ammoniac et l’urée. Carlotta rejeta les bras en arrière et s’emplit les poumons. « Des usines d’engrais, dit-elle. Comme dans le bon vieux temps sur la côte du Golfe, hein ?
— Mon grand-père y travaillait, remarqua David. Les anciens complexes pétrochimiques… Vous vous en souvenez, Carlotta ?
— M’en souvenir ? » Elle rit. « Mais ce sont eux, je crois bien. Ils ont récupéré tous ces vieux coucous technologiques – ont racheté toutes ces épaves abandonnées sur place. » Elle mit ses écouteurs, écouta. « Andreï nous attend. Il pourra tout vous expliquer. Venez. »
Ils marchèrent dans l’ombre de grues imposantes, gravirent les degrés en pierre à chaux d’une digue pour gagner le front de mer. Assis sur le quai de pierre, un blond au bronzage intense buvait du café en compagnie de deux dockers grenadins. Les trois hommes portaient ample tunique en coton, pantalon de toile à poches multiples, casquette et chaussures de marin à bouts ferrés.
« Ah ! les voilà enfin ! dit le blond en se levant. Salut, Carlotta. Bonjour, monsieur et madame Webster. Et ce doit être votre petit bébé. Quel gentil petit poulet. » Il toucha le nez de Carlotta d’un index maculé de graisse. Celle-ci gazouilla et lui offrit son plus beau sourire édenté.
« Je m’appelle Andreï Tarkovsky, se présenta le technicien. Je vivais en Pologne. » Il regarda ses mains, l’air gêné. « Vous m’excusez si je ne vous serre pas la main…
— Y a pas de mal, dit David.
— Ils m’ont demandé de vous montrer une partie de ce que nous faisons ici. » Il indiqua de la main l’extrémité du quai. « J’ai un bateau. »
Le bateau était une embarcation de quatre mètres, à fond plat, carrée à l’avant, et propulsée par un moteur hors-bord à turbojet. Andreï leur tendit des gilets de sauvetage, dont un petit pour le bébé. Ils se harnachèrent. Miracle, Loretta prit joyeusement la chose. Ils descendirent une courte échelle pour embarquer.
David s’assit à l’arrière ; Laura et le bébé à l’avant, le dos à la marche, sur un banc de nage capitonné. Carlotta s’étendit sur le fond. Andreï repoussa l’embarcation puis lança le moteur. Ils filèrent aussitôt vers le nord sur les eaux boueuses.
David se tourna vers Andreï et lui dit quelque chose concernant les unités de craquage catalytique. À cet instant, une voix nouvelle intervint en ligne. [« Salut, Rizome Grenade, ici Eric King de San Diego… Vous pourriez me remontrer cette unité de distillation… Non, vous, Laura, regardez ce grand truc jaune… »]
« Je m’en charge », cria-t-elle à David en plaquant la main contre son oreille. « Eric, vers où voulez-vous que je regarde ? »
[« Sur votre gauche – ouais – bon sang, ça fait vingt ans que je n’avais pas vu un truc pareil… Pourriez-vous m’en faire un bon panoramique de droite à gauche… Ouais, super. »] Il se tut pendant que Laura balayait l’horizon.
Andreï et David étaient déjà en pleine discussion.
« D’accord, mais vous devez payer vos matières premières, expliquait avec passion Andreï. Ici, nous avons l’énergie des courants chauds de l’océan », il indiqua une OPET dont la machinerie haletait, « qui est gratuite. L’ammoniac, c’est NH3. N, l’azote, provient de l’air, qui est gratuit. H, l’hydrogène, de l’eau de mer, gratuite également. Tout ce que ça nous coûte, c’est la mise de fonds initiale. »
[« Ouais, et l’entretien »], ajouta aigrement Eric King. « Ouais, et l’entretien, répéta tout haut Laura.
— Ce n’est pas un problème avec les polymères modernes, dit doucement Andreï. Des résines inertes… Une fois peintes, la corrosion est quasiment réduite à zéro. Mais vous devez connaître le procédé.
— Coûteux, observa David.
— Pas pour nous, rectifia Andreï. Nous les fabriquons. »
Il les pilota jusque sous une plate-forme télescopique. Dès qu’ils franchirent la nette démarcation de son ombre, Andreï coupa le moteur. Ils coururent sur l’erre ; les deux arpents de plancher de la plate-forme, encombrés d’une plomberie baroque, s’étendaient à sept mètres au-dessus des flots noirs. Sur un quai flottant au niveau de la mer, un docker à nattes rasta les considéra tranquillement, le visage encadré par un casque.
Andreï les guida vers l’un des quatre pieds de la plate-forme. Laura remarqua l’épaisse couche de polymère peint qui recouvrait les gros tubes et les poutrelles de la charpente. Il n’y avait aucun coquillage sur la ligne de flottaison. Pas d’algue, pas de vase. Rien ne poussait sur cette structure. Elle était lisse comme de la glace.
David se tourna vers Andreï, en agitant les mains avec animation. Carlotta rampa au fond de l’embarcation et laissa pendre les pieds par-dessus bord ; elle contemplait en souriant le pied de la plate-forme.
[« Je voulais vous dire que mon frère, Michael King, a séjourné à votre Loge, l’an dernier »], murmura King. [« Il a vraiment eu l’air emballé. »]
« Merci, c’est sympa de l’apprendre », dit Laura dans le vide. David discutait toujours avec Andreï, une histoire d’empoisonnement par le cuivre et de biocides noyés. Il ignora King, baissant le volume de son écouteur.
[« J’ai suivi cette affaire avec la Grenade. Vu les circonstances épouvantables, vous vous débrouillez plutôt bien. »]
« Nous sommes sensibles à ce soutien et cette solidarité, Eric. »
[« Ma femme est d’accord avec moi – bien qu’elle estime que le comité aurait pu se débrouiller mieux… Vous soutenez l’Indonésienne, c’est ça ? Suvendra ? »]
Laura marqua une pause. Elle n’avait plus repensé aux élections du comité depuis un bout de temps. Emily soutenait Suvendra. « Ouais, c’est bien ça. »
[« Et Pereira ? »]
« J’aime bien Pereira mais je ne suis pas sûre qu’il ait l’étoffe suffisante », dit Laura. Carlotta souriait de la voir, telle une idiote, marmonner en s’adressant dans le vide à une présence invisible. Schizo. Laura fronça les sourcils. Trop de messages à la fois. Avec les yeux et les oreilles branchés sur des réalités séparées, le cerveau se sentait divisé le long de coutures invisibles et tout devenait légèrement cireux, irréel. La crame du Réseau la guettait. [« D’accord, je sais bien que Pereira a merdoyé à Brasilia mais c’est un type honnête. En revanche, Suvendra, avec cette histoire de Banque islamique ? Ça ne vous gêne pas ? »]
Toujours absorbé par sa conversation avec l’émigré polonais, David se tut soudain et porta la main à son oreille.
« Histoire de Banque islamique », songea Laura, glacée par un léger malaise. Bien sûr. Un membre de Rizome était en négociation avec les pirates informatiques de Singapour. Et bien sûr, ce ne pouvait être que Suvendra. Tout se mettait parfaitement en place : Mad-Emerson, Suvendra, Emily Donato. Le vieux réseau féminin de Rizome en action.
« Hum… Eric, dit David à haute voix. On n’est pas sur une ligne privée. »
[« Oh »], fit King d’une petite voix allons-bon-j’ai-gaffé.
« Nous serions ravis d’avoir votre entrée, si vous pouvez la consigner par écrit et la transmettre par courrier. Atlanta pourra vous l’encrypter. »