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[« Ouais, bien sûr. Quel crétin je fais… Excusez-moi. »] Laura se sentait désolée pour lui. Elle n’était pas mécontente que David l’ait débarrassée de lui mais elle n’aimait pas le tour que ça prenait. Le gars jouait la franchise et le franc parler, tout à fait dans la ligne Rizome, et voilà qu’ils lui disaient de surveiller ses manières sous prétexte qu’ils étaient sur un coup tordu. Ça avait l’air de quoi ?

David lui jeta un coup d’œil et écarta les mains par à-coups, les sourcils froncés. Il paraissait déçu.

La télé. Une espèce de coque laquée de télévision les entourait, les isolant tous deux du monde extérieur. C’était comme si, tendant la main pour toucher le visage de quelqu’un, vous sentiez vos doigts interceptés par une froide paroi de verre.

Andreï redémarra. Ils prirent de la vitesse, cap au large. Laura remit soigneusement ses vidéoverres, clignant des yeux tandis que le vent fouettait sa chevelure.

La mer des Antilles, le soleil souriant des tropiques, l’éclat frais et miroitant de la vitesse sous les flancs de la coque. Des blocs complexes d’éléments d’industrie lourde dominaient les hauts-fonds pollués, énormes, étranges, ambitieux… pleins d’une présence insistante. Laura ferma les yeux. La Grenade ! Que diable venait-elle faire ici ? Elle se sentait étourdie, hébétée par le choc culturel. Grésillement brouillé de la voix d’Eric King. Soudain, le Réseau si lointain semblait lui vriller le crâne comme un perce-oreille. Elle éprouva l’envie soudaine de retirer les lunettes et de les balancer dans l’océan.

Loretta se tortilla dans ses bras et tira sur son corsage avec son petit poing serré. Laura se força à rouvrir les yeux. Loretta était la réalité, songea-t-elle, en la serrant dans ses bras. Son petit guide infaillible. La vraie vie était là où était le bébé.

Traversant la coque humide, Carlotta se rapprocha. Elle étendit les bras dans un mouvement circulaire. « Laura, vous savez pourquoi, tout ça ? »

Laura fit non de la tête.

« Parce que c’est bien pratique, voilà. N’importe laquelle de ces plates-formes… elle pourrait abriter l’ensemble de la Banque de la Grenade ! » Carlotta indiqua au loin une bizarre structure sur tribord – l’œuf aplati d’une géode entourée de pontons sur pilotis. Comme un gros ballon de foot posé sur des pattes d’araignée orange vif. « Peut-être que les ordinateurs de la Banque sont là-dedans, insinua-t-elle. Même si la Maison débarque à la Grenade, la Banque peut toujours esquiver, une prise de judo électrique ! Toute cette technologie marine… avec leurs pattes articulées, il leur suffit simplement de se propulser jusque dans les eaux internationales, hors d’atteinte du Système.

— Le “Système” ? s’étonna Laura.

— Le Système, le Combinat, le Complot. Vous savez bien. Le Patriarcat. La Loi, les Flics, les Gens bien. Le Réseau. Eux.

— Oh ! fit Laura. Vous voulez dire “nous”. »

Cela fit rire Carlotta.

Eric King intervint, incrédule. [« Qui est cette étrange femme ? Pourriez-vous me donner une autre vue de cette station sous dôme ? Merci, euh, David… dingue ! Vous savez à quoi elle ressemble ? On dirait votre Loge ! »]

« J’y pensais justement ! » dit tout haut David, la main plaquée sur l’écouteur. Le regard vissé sur la station, il penchait le torse au-dessus du plat-bord. « Pouvons-nous longer ce truc, Andreï ? »

Andreï fit non de la tête.

Les stations s’éloignèrent derrière eux, leurs tours anguleuses se découpant sur la mousse de végétation tropicale qui recouvrait la côte. Les eaux devinrent plus agitées. L’embarcation se mit à rouler, sa proue aplatie projetant de l’écume à chaque vague, éclaboussant d’embruns le dos de Laura.

Andreï cria quelque chose et tendit le doigt vers bâbord. Laura se retourna pour regarder. Il montrait une longue digue gris-noir. Un immeuble de bureaux de quatre étages se dressait près de son extrémité. L’ensemble était imposant – la digue noire faisait au moins vingt mètres de haut. Sur peut-être quatre cents mètres de long.

Andreï mit le cap dessus et, comme ils approchaient, Laura avisa de petits mâts blancs qui saillaient au-dessus de la digne – de hauts lampadaires. Des cyclistes roulaient sur la piste latérale, tels des moucherons sur roues. Et l’immeuble de bureaux avait un aspect de plus en plus bizarre à mesure qu’ils s’en approchaient : ces étages de plus en plus petits, empilés de biais, avec de longs escaliers métalliques à l’extérieur. Et sur le toit, tout un attirail technique : des paraboles d’antennes satellites, un mât radar.

Le dernier étage était circulaire et peint en blanc, comme une cheminée de navire.

Et c’était bel et bien une cheminée de navire.

[« C’est un ULCC ! »] s’exclama Eric King.

« Un quoi, Eric ? » demanda Laura.

[« Ultra-Large Crude Carrier. Un superpétrolier transport de brut. Les plus gros bâtiments jamais construits. Ils allaient charger dans le golfe Persique, dans le bon vieux temps. »] King rigola. [« La Grenade qui possède des superpétroliers ! Je m’étais toujours demandé où ils avaient échoué. »]

« Vous voulez dire que ça flotte ? s’étonna Laura. Cette digue est un bateau ? Tout ce machin bouge ?

— Il peut embarquer un demi-million de tonnes, renchérit Carlotta, ravie de sa surprise. Comme un gratte-ciel rempli de brut. Plus grand que l’Empire State Building. Bien plus grand. » Elle rit. « Évidemment, ils n’y mettent plus de brut. C’est une fière cité aujourd’hui. Une seule immense usine. »

Ils se dirigeaient dessus à pleine vitesse. Laura aperçut les déferlantes qui se brisaient en écume contre la coque, la fouettant comme le pied d’une falaise. Le superpétrolier n’oscillait pourtant pas le moins du monde. Il était bien trop gros pour cela. Il dépassait tout ce qu’elle aurait pu imaginer comme navire. C’était comme si quelqu’un s’était amusé à découper la moitié du centre de Houston pour la coller à l’horizon.

Et sur le côté du pont imposant qui lui faisait face, elle distinguait – quoi ? Des manguiers, du linge pendu à des cordes, des gens amassés le long de l’interminable garde-corps… par centaines. Bien plus qu’il n’en fallait pour composer un équipage. Elle s’adressa à Carlotta : « Ils vivent là-dessus, n’est-ce pas ? »

Carlotta acquiesça. « Il y a quantité d’activités sur ces bâtiments.

— Vous voulez dire qu’il n’y en a pas qu’un ? »

Carlotta haussa les épaules. « Ça se pourrait. » Elle se tapota la paupière, indiquant ainsi les vidéoverres de Laura. « Disons simplement que la Grenade fait un assez joli pavillon de complaisance. »

Laura scruta le superpétrolier, le balayant soigneusement sur toute sa longueur pour les cassettes d’Atlanta. « Même si la Banque l’a acheté au poids de la ferraille – ça fait une sacrée masse d’acier. Ça a dû coûter des millions. »

Carlotta ricana. « Z’êtes pas trop regardants vis-à-vis du marché noir, hein ? Les liquidités ont toujours été un problème. Ce qu’on peut en faire, je veux dire. La Grenade est riche, Laura. Et elle s’enrichit en permanence.

— Mais pourquoi acheter des navires ?

— Là, vous touchez au domaine de l’idéologie, la prévint Carlotta. Va falloir que je demande à Andreï. »

Laura pouvait à présent constater la vétusté du monstre. Ses flancs étaient tachés de larges croûtes de rouille, obturées sous des couches de fibrolaque ultra-moderne. La fibrolaque adhérait, mais mal ; par endroits, elle avait l’aspect ridé d’un emballage plastique déchiré. L’interminable revêtement en plaques de tôles s’était vrillé sous l’action de la chaleur, du froid, des contraintes de la cargaison, et même la résistance des plastiques armés modernes n’était pas suffisante. Laura avisa des traces d’élongation, les boursouflures crénelées de la « lèpre des navires », et des zones qui s’écaillaient par plaques, là où le plastique s’était détaché, comme de la boue séchée. Le tout recouvert de joints de résine neuve et de grandes coulées grumeleuses d’adhésif ancien mal raclé. Une centaine de teintes de noir, de gris et de rouille. Çà et là, des équipes d’ouvriers avaient bombé la coque du superpétrolier, le recouvrant d’un entrelacs de graffiti colorés : LES PÉTROLIERS-TROP-LIÉS, LA MANGOUSTE OPTIMALE : C’EST NOUS ! BATAILLON DE CHARLIE NOGUÈS.