Ils s’amarrèrent contre un ponton au niveau de la mer. Le ponton flottant ressemblait à une pieuvre aplatie en caoutchouc jaune vif, avec des passerelles rayonnantes et une grosse vessie centrale en guise de tête. Une cabine en treillis glissait le long du câble d’amarrage accroché à la flèche d’une grue, trente mètres plus haut. Ils suivirent Andreï dans la cabine et celle-ci s’éleva, par saccades. David, qui aimait l’escalade, regardait avidement à travers le grillage la mer qui diminuait en dessous d’eux. Sous ses lunettes noires, il souriait comme un gosse de dix ans. Il appréciait vraiment la balade, se rendit compte Laura qui, pour sa part, agrippait le couffin, les phalanges blanches. Il était parfaitement dans son élément.
La flèche pivota pour les amener au-dessus du pont. Laura aperçut le grutier au passage : c’était en fait une vieille Noire portant des tresses, qui manipulait ses manettes à boutons en mâchant de la gomme en mesure. Sous eux, le pont monstrueux s’étendait comme une piste d’atterrissage, ponctué d’excroissances fonctionnelles à la silhouette étrange : écoutilles inclinées, manches à air, bouches d’incendies, réservoirs de mousse, conduites hydrauliques cerclées de feuilles d’aluminium et cintrées en U inversé pour enjamber les pistes cyclables. Des tentes allongées, également, et des taches de verdure : arbres en bacs, rangées de citronniers en serre sous des feuilles de plastique. Et puis, régulièrement empilées, des montagnes de sacs de jute, pleins.
Ils descendirent au-dessus d’un X scotché sur le pont et se posèrent avec un choc sourd. « Tout le monde descend », dit Andreï. Ils sortirent et la cabine s’éleva aussitôt. Laura huma l’air. Elle décela une odeur familière derrière celles de rouille, de saumure et de plastique. Une odeur de fermentation, humide, rappelant le tofu[2].
— De la prom ! s’exclama David, ravi. De la protéine monocellulaire !
— Oui, confirma Andreï. Le Charles-Noguès est un navire alimentaire.
— Qui est ce Noguès ? s’enquit David.
— Ici, c’est un héros national », répondit Andreï, le visage solennel.
Carlotta hocha la tête en regardant David : « Charles Noguès s’est jeté du haut d’une falaise.
— Hein ? dit David. C’était un de ces Indiens caraïbes !
— Non, c’était un coloré libre. Ils sont venus plus tard, ils étaient contre l’esclavage. Mais l’armée des Tuniques rouges s’est pointée, et ils sont morts au combat. » Carlotta marqua une pause. « C’est un de ces sacs de nœuds, l’histoire de la Grenade. J’ai appris tout ça de Sticky.
— L’équipage de ce navire est l’avant-garde du Mouvement du Nouveau Millénaire », déclara Andreï. Ils le suivirent tous les quatre, se dirigeant d’un pas nonchalant vers la haute silhouette du château d’arrière qui se dressait au loin. Il était difficile de ne pas l’assimiler à quelque immeuble de bureaux à l’architecture étrange, tant le pont semblait sous vos pieds aussi solide que le trottoir d’une ville. Des hommes les doublaient sur la piste cyclable, pédalant sur leurs vélo-pousse surchargés. « L’élite des cadres du parti, commenta Andreï, le blond émigré polonais. Notre nomenklatura. »
Laura marchait un pas en retrait, serrant le bébé dans son couffin, tandis que David et Andreï ouvraient la marche, côte à côte. « Ça commence à révéler un certain sens conceptuel, lui dit David. Cette fois, si vous vous faites chasser de votre île comme Noguès et les Caraïbes, vous aurez au moins un chouette point de chute. Exact ? » D’un mouvement de bras, il embrassa le navire.
Andreï acquiesça sobrement. « La Grenade garde le souvenir de ses nombreuses invasions. Ses citoyens font preuve d’un grand courage. Ce sont des visionnaires, également, mais c’est un petit pays. Et les idées d’aujourd’hui sont vastes, David. Plus vastes que les frontières. »
David toisa Andreï, évaluant l’homme. « Que diable un gars de Gdansk vient-il faire ici, d’abord ?
— La vie est morne dans le bloc socialiste, confessa Andreï, désinvolte. Tout pour le socialisme de consommation, aucune valeur spirituelle. J’avais envie d’être là où ça bouge. Et de nos jours, c’est dans le Sud que ça se passe. Le Nord, notre monde développé… est ennuyeux. Prévisible. C’est toujours en pointe qu’on avance.
— Alors, vous n’êtes pas un de ces “docteurs fous”, hein ? »
Le ton d’Andreï était méprisant : « Ce type d’individu est utile, sans plus. Nous les achetons mais ils ne jouent pas vraiment de rôle dans le Mouvement du Nouveau Millénaire. Ils ne comprennent pas la Techno Populaire. » Laura percevait les majuscules qui accentuaient son discours. Elle n’appréciait pas du tout le tour que prenait cette conversation.
Elle intervint : « Parfait. Et comment intégrez-vous dans ce joli schéma les laboratoires de drogue et le piratage informatique ?
— Toute information devrait être libre, répondit Andreï en ralentissant le pas. Quant à la drogue… » Il enfouit la main dans la poche latérale de son jean pour en sortir un rouleau aplati de papier brillant qu’il lui tendit.
Laura l’examina. De petites gommettes rectangulaires en papier. On aurait dit un rouleau d’étiquettes vierges. « Oui, et après ?
— Vous vous les collez sur la peau, expliqua patiemment Andreï. La colle contient un agent qui transmet la drogue à travers l’épiderme. La drogue provient d’un labo flugiciel, c’est du THC synthétique, du tétra-hydro-cannabinol, le principe actif de la marihuana. Votre petit rouleau de papier est l’équivalent, voyez-vous, de plusieurs kilos de haschisch. Il y a en là pour une vingtaine d’écus. Une broutille. » Il marqua un temps d’arrêt. « Pas si palpitant que ça, hein ? Pas si romantique ? Pas de quoi vraiment s’exciter…
— Seigneur », dit Laura. Elle voulut le lui rendre.
« Je vous en prie, gardez-le. C’est bien peu de chose. »
Carlotta intervint. « Elle ne peut pas, Andreï. Enfin voyons, elle est en ligne et ses chefs sont en train de regarder. » Elle fourra le rouleau de papier dans son sac, avec un grand sourire à la jeune femme. « Vous savez, Laura, si vous braquez ces lunettes vers tribord, je peux vous coller sur la nuque une feuille de ce cristal, et personne à Atlanta ne se doutera de rien. Un truc qui vous tombe dessus comme les chutes du Niagara ! Du THC cristallisé, ma vieille ! La Déesse devait planer sec quand Elle a inventé ça.
— Ce sont des drogues psychotropes », protesta Laura. Son ton sonnait ampoulé et vertueux, même à ses propres oreilles. Andreï eut un sourire indulgent et Carlotta éclata de rire. « Et dangereuses, ajouta-t-elle.
— Vous croyez peut-être qu’elle va sauter du papier et vous mordre », dit Andreï. Il salua poliment de la main un rasta qui passait.
« Vous savez très bien ce que je veux dire.
— Oh oui ! » Andreï bâilla. « Vous n’en faites jamais usage vous-même mais parlez à votre aise de leur effet sur les gens plus stupides et plus faibles que vous, c’est ça ? Vous traitez les autres avec condescendance, vous violez leur liberté. »
2
Pâte pressée riche en protéines obtenue à partir de haricots de soya. Nature, elle ressemble à du fromage caillé. On l’utilise pour préparer des farces, des croquettes, des galettes végétariennes.