Ils passèrent devant un énorme cabestan électrique, un poste de pompage géant, avec ses cuves peintes hautes d’un étage au milieu d’une forêt de tuyaux. Des rastas, casquette sur le crâne et calepin à la main, arpentaient les passerelles au-dessus des canalisations.
« Vous n’êtes pas honnête, remarqua David. La drogue peut piéger les gens.
— Peut-être, dit Andreï. S’ils n’ont rien de mieux à faire de leur existence. Mais regardez plutôt l’équipage de ce navire. Est-ce qu’ils vous font l’effet d’épaves défoncées ? Si l’Amérique souffre de la drogue, peut-être que vous devriez vous demander d’abord de quoi elle manque. »
[« Quel connard »], commenta soudain Eric King. Ils choisirent de l’ignorer.
Andreï leur fit gravir les trois étages d’un escalier en métal déployé, accroché à la superstructure percée de hublots du Charles-Noguès. Un flot intermittent d’autochtones montait et descendait les marches, et des attroupements bavards s’agglutinaient à chaque palier. Tout le monde portait le même jean à poches multiples et la même tunique de coton réglementaire. Mais quelques heureux élus avaient des pochettes à volet en plastique d’où dépassaient des capuchons de stylo. Deux, trois, jusqu’à quatre. Un type, un rasta à bedaine en tonneau de bière, front plissé et crâne dégarni, arborait une demi-douzaine de feutres en plaqué or. Il était suivi d’une cohorte de larbins. « Waouh, le vrai socialisme », dit Laura entre ses dents à l’adresse de Carlotta.
Carlotta ne l’avait pas entendue : « Je peux vous prendre le bébé, si vous voulez. Vous devez commencer à fatiguer. »
Laura hésita. « D’accord. » Carlotta sourit quand Laura lui tendit le couffin. Elle passa les bretelles à son épaule.
« Coucou, Loretta », roucoula-t-elle en chatouillant le bébé. Loretta la lorgna d’un air dubitatif et décida de laisser passer.
Ils franchirent une écoutille aux angles arrondis, garnie d’un joint d’étanchéité en caoutchouc, et se retrouvèrent sous l’éclairage fluorescent d’une vaste salle. Abondance de vieux mobilier en teck éraflé, sol en lino fatigué. Il y avait un truc au mur – de l’« art populaire », estima Laura : dans des dominantes de rouges tropicaux, de verts et de jaunes pétants, des hommes et des femmes nattés tendaient les bras vers un ciel bleu rayé de slogans…
« Et voici la passerelle », annonça Andreï. On aurait dit un studio de télé, avec des douzaines de moniteurs, assortis de consoles mystérieuses hérissées de boutons et d’interrupteurs, une table de navigation avec des lampes repliées et des combinés téléphoniques posés sur leur berceau. Derrière une paroi vitrée au-dessus des moniteurs, le pont du navire s’étendait comme une autoroute à vingt-quatre voies. On apercevait de petites taches d’océan, tout en bas, bien trop loin pour avoir une quelconque importance. Regardant dehors, Laura découvrit deux grosses barges accostées au flanc bâbord du superpétrolier. Elles étaient restées entièrement invisibles jusque-là, dissimulées par la masse énorme du navire. Les pompes des barges refoulaient leur cargaison à bord par de gros tuyaux annelés. Il y avait quelque chose de gênant dans ce spectacle, de presque obscène, évocateur de la sexualité parasite de certains poissons des abysses.
« Vous n’avez pas envie de regarder ? » lui demanda Carlotta, sans cesser de bercer le bébé calé contre sa hanche. Andreï et David étaient déjà complètement repartis dans leur discussion, examinant les cadrans, parlant à cent à l’heure. Il faut dire que les sujets abordés étaient passionnants, du genre fractionnement des protéines et sillages turbulents. Un officier de bord participait aux explications, un des gros bonnets avec la panoplie de stylos. Il avait une allure étrange : peau noire duveteuse et cheveux blond filasse.
« C’est plutôt le truc de David, dit Laura.
— Eh bien dans ce cas, pourriez-vous interrompre une seconde la liaison ?
— Hein ? » Laura marqua un temps. « Tout ce que vous avez envie de me dire, vous devriez pouvoir le dire également à Atlanta.
— Vous blaguez ? dit Carlotta en roulant les yeux. Qu’est-ce que c’est que cette histoire, Laura ? On a causé en privé tout le temps à la Loge, et personne n’est venu nous embêter. »
Laura réfléchit. « Qu’est-ce que vous en dites, là-bas ? »
[« Eh bien… oh merde, je vous fais confiance »], dit King. [« Allez-y ! À ce que je peux voir, vous ne courez aucun danger. »]
« Bon, alors d’accord, tant que David est là pour veiller sur moi. » Laura s’avança vers la table de navigation, retira ses vidéoverres et son écouteur et les posa. Puis elle retourna retrouver Carlotta, en prenant soin de rester dans le champ des lunettes. « Voilà. D’accord ?
— Vous avez des yeux vraiment étranges, Laura, murmura Carlotta. Cette espèce de teinte vert-jaune… Je l’avais oubliée. C’est plus facile de vous parler quand vous n’avez pas ce harnachement… ça vous donne plus ou moins une allure d’insecte.
— Merci beaucoup. Peut-être que vous devriez y aller mollo sur les hallucinogènes.
— Qu’est-ce que c’est que ces grands airs ? dit Carlotta. Votre grand-mère, cette Loretta Day que vous tenez en si haute estime – elle s’est bien fait aligner pour une histoire de drogue, pas vrai ? »
Laura était ébahie. « Qu’est-ce que ma grand-mère a à voir dans tout ça ?
— Simplement qu’elle vous a élevée et s’est occupée de vous, pas comme votre vraie mère. Et je sais que vous estimiez beaucoup la vieille mamie. » Carlotta s’ébouriffa les cheveux, ravie de l’air choqué de la jeune femme. « Nous savons tout sur vous… et sur elle… et sur David… Plus on remonte en arrière, plus le détournement d’archives est facile. Parce que personne n’a l’œil sur toutes les données ! Il y en a bien trop à surveiller, et puis tout le monde s’en fout plus ou moins ! Sauf la Banque – alors, elle les a toutes. »
Carlotta plissa les paupières. « Certificats de mariage – de divorce – cartes de crédit, noms, adresses, téléphones… Les journaux, épluchés sur vingt ou trente ans par les ordinateurs, à la recherche de la moindre mention de votre nom… J’ai vu leur dossier sur vous. Sur Laura Webster. Toutes sortes de photos, de bandes, des centaines de milliers de mots. » Carlotta marqua une pause. « C’est vraiment étrange… Je vous connais si bien que, d’une certaine manière, j’ai parfois l’impression d’être à l’intérieur de votre tête. Parfois, je sais ce que vous allez dire avant même que vous le disiez et ça me fait rire. »
Laura se sentit rougir. « Je ne peux pas vous empêcher de violer mon intimité. Peut-être que cela vous donne un avantage injuste sur moi. Mais ce n’est pas moi qui prends les décisions définitives – je ne fais que représenter ceux qui m’envoient ici. » Un groupe d’officiers vint s’assembler autour d’un des écrans, arrivant du pont avec des mines de dévotion résolue à la tâche. « Pourquoi me racontez-vous ça, Carlotta ?
— Je ne suis pas sûre… », dit celle-ci, l’air sincèrement intriguée, et même un peu blessée. « Je suppose que c’est parce que je n’ai pas envie de vous voir plonger aveuglément dans ce qui vous attend. Vous vous croyez en sûreté parce que vous travaillez pour le Système, mais le Système a fait son temps. Le vrai futur est ici, ici même. » Carlotta baissa la voix, se rapprocha ; elle était sérieuse. « Vous êtes dans le mauvais camp, Laura. Le camp perdant, à long terme. Ces gens ont la mainmise sur des choses avec lesquelles le Système ne voudrait pas qu’on joue. Mais il n’y peut rien, à vrai dire. Parce qu’ils ont pris sa mesure. Et ils peuvent réaliser ici des trucs que les gens bien auraient peur de simplement imaginer. »