— Mais aujourd’hui, l’aventure est ici ! intervint Andreï en se penchant. Plus aucune frontière à conquérir dans votre Amérique, David, mon ami ! Aujourd’hui, ce ne sont qu’avocats, bureaucrates et “formulations à résonances sociales”… »
Andreï ricana et plaqua sa fourchette sur la nappe. « De grands murs de prison en paperasse destinés à broyer la vie et l’espoir des pionniers des temps modernes ! Des murs tout aussi laids, tout aussi criminels que l’ancien mur de Berlin, David. La méthode est simplement plus adroite, mieux ficelée par les relations publiques. » Coup d’œil oblique à Laura. « Des scientifiques, des ingénieurs, des architectes aussi, bien sûr – nous qui sommes frères, David, nous autres qui bâtissons réellement le monde –, où est notre liberté, hein ? Où est-elle ? »
Andreï fit une pause, jetant la tête en arrière pour chasser une mèche blonde rebelle. Voilà qu’il prenait soudain des allures dramatiques d’orateur à la chambre, l’air d’un homme puisant son inspiration aux tréfonds de la sincérité. « Nous n’avons pas de liberté ! Nous ne pouvons suivre nos rêves, nos visions ! Gouvernements et corporations nous embrigadent ! Pour eux, nous ne fabriquons plus que du dentifrice coloré, du papier toilette plus doux, des téléviseurs plus grands pour mieux abrutir les masses ! » Ses mains fouettaient l’air. « Le monde d’aujourd’hui est un monde de vieillards, aux valeurs de vieillards ! Avec un rembourrage bien moelleux sur tous les angles vifs et des ambulances en alerte permanente. La vie, c’est autre chose, David. La vie doit être autre chose ! »
Les officiers de bord s’étaient tus pour écouter. À chaque pause d’Andreï, ils échangeaient des signes de tête approbateurs. « Ben vrai, mac, t’l’as dit… » Laura les regarda échanger des regards fermes de camaraderie masculine. L’atmosphère était gluante de leur Gemeinschaft d’équipage renforcée par la ligne du Parti. L’ambiance ne dépaysait pas Laura, évoquant le bon esprit communautaire propre à une réunion de Rizome, mais en plus puissant, et moins rationnel. Un esprit militant – et un peu effrayant, tant cela semblait confortable. Elle était tentée.
Tranquillement assise, elle essaya de se détendre, de voir à travers leurs yeux, de ressentir et comprendre. Andreï s’enflammait, il avait trouvé son rythme de croisière, prêchant sur les Besoins Authentiques du Peuple, le Rôle social du Technicien Engagé. Tout un méli-mélo : la Nourriture et la Liberté et le Travail Significatif. Et l’Homme nouveau et la Femme nouvelle, le cœur proche du peuple mais les yeux tournés vers les étoiles… Laura regarda l’équipage. Que pouvaient-ils bien ressentir ? Des jeunes, pour la plupart ; l’élite du Mouvement engagé, extraite de ces petites bourgades insulaires assoupies pour venir dans un endroit pareil. Elle les imaginait, parcourant de haut en bas les escaliers sur le pont de leur étrange monde d’acier, emplis d’une ardente ferveur, comme autant de rats de laboratoire affolés. Enfermés dans une bouteille partant à la dérive loin du Réseau, de ses lois, ses règles et ses normes.
Ouais. Tant de changements, tant de chocs et de nouveautés ; de quoi vous briser intérieurement. Étourdis de possibles, ils n’avaient qu’une envie : se défaire des règles et des limites, des équilibres et des contrôles ; tout ça passait à la trappe, discrédité, ravalé au rang de mensonges de l’ordre ancien. Évidemment, se dit Laura. C’était pour cela que les cadres de la Grenade pouvaient découper les gènes comme des confetti, piquer les données informatiques pour leurs dossiers de Big Brother, sans jamais y réfléchir à deux fois. Quand le Peuple marche dans une seule direction, il est toujours risqué de poser des questions maladroites.
Révolutions. Ordres nouveaux. Pour Laura, les mots avaient l’arrière-goût poussiéreux de la pensée du XXe siècle. Les mouvements de masse visionnaires étaient apparus autour des années 1900, et chaque fois qu’ils avaient éclaté, le sang avait coulé à flots. La Grenade pouvait être la Russie des années 20, l’Allemagne des années 40, l’Iran des années 80. Il suffirait d’une guerre.
Bien sûr, ce ne serait pas une grande guerre, impensable aujourd’hui. Mais même une simple guerre de terreur pouvait infecter la situation dans un petit pays comme la Grenade ; suffisamment d’assassinats pour accroître le niveau d’hystérie et faire de chaque dissident un traître. Une petite guerre, songea-t-elle, comme celle qui couvait déjà…
Andreï stoppa. David lui sourit, gêné. « Je vois que ce n’est pas la première fois que vous prononcez ce discours.
— Les paroles vous rendent sceptique, dit Andreï en posant sa serviette. Rien n’est plus sage. Mais nous pouvons vous montrer les faits et leur mise en pratique. » Il marqua un temps. « À moins que vous ne préfériez attendre le dessert. »
David jeta un œil à Laura et Carlotta. « Allons-y », dit Laura. La prom édulcorée ne méritait pas qu’on s’attarde pour elle.
Ils saluèrent l’équipage, remercièrent poliment le capitaine et sortirent de table. Ils quittèrent la salle à manger par une autre coursive et s’arrêtèrent devant une batterie d’ascenseurs. Andreï pressa un bouton et ils entrèrent dans la cabine ; les portes se refermèrent derrière eux en coulissant.
Un rugissement de parasites envahit le crâne de Laura. « Bon Dieu ! » s’exclama David en portant la main à son écouteur. « On vient d’être coupé ! »
Andreï tourna la tête pour leur lancer un coup d’œil, sceptique. « Relax, d’ac ? Ce n’est que momentané. On peut pas tout câbler.
— Oh ! » fit David. Il regarda Laura. Celle-ci cramponnait le couffin tandis que la cabine descendait. Ouais, ils avaient perdu l’armure de la télévision et se retrouvaient désemparés : Andreï et Carlotta pouvaient très bien leur sauter dessus… les piquer avec des aiguilles tranquillisantes… Et ils se réveilleraient quelque part, ligotés sur une table, entourés de sorciers vaudous rendus fous par la drogue en train de leur coudre à l’intérieur du cerveau leurs petites bombes à retardement empoisonnées…
Andreï et Carlotta étaient tranquillement plantés dans la cabine, avec cet air patient, bovin, qu’ont les gens dans les ascenseurs. Il ne se passa absolument rien.
Les portes coulissèrent. David et Laura se ruèrent dans la coursive, la main plaquée sur leur écouteur. De longues, longues secondes de parasites crépitants. Puis le bref gémissement saccadé d’une salve de données. Enfin des cris aigus, perçants, en espagnol.
« Tout va bien, tout va bien, juste une petite coupure », dit Laura à Mme Rodriguez. David finit par la rassurer, dans sa langue. Le sens des mots échappait à Laura mais pas le ton de cette voix si lointaine : une voix de petite vieille, que la terreur panique rendait faible et chevrotante. Bien sûr, cette brave vieille Mme Rodriguez, elle se faisait simplement du souci pour eux ; mais malgré elle, Laura se sentait gênée. Elle rajusta ses verres et se redressa délibérément.
Affectant une condescendance stoïque, Andreï les attendait, leur tenant ouverte une porte latérale. Derrière, une salle de nettoyage, avec des douches et des bacs en inox sous un violent éclairage bleu, et un air qui sentait le savon et l’ozone. Andreï ouvrit un placard isolé par un joint de caoutchouc. Sur les étagères s’empilaient des tenues de nettoyage vert chirurgical : tuniques, pantalons serrés par un élastique, bonnets à cheveux, masques de chirurgien et même surchaussures légères à lacets.
« Madame Rodriguez, dit David, tout excité. J’ai l’impression qu’on va avoir besoin d’un biotechnicien de Rizome. »
Andreï se pencha au-dessus d’un bac, interceptant un jet automatique de désinfectant rose. Il se savonna vigoureusement. À côté de lui, Carlotta remplit d’eau un gobelet de carton stérile. Laura la vit sortir de son sac une pilule rouge de Romance. Elle l’avala avec l’aisance d’une longue pratique.