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Au fond de son couffin, Loretta plissa ses petits yeux. Elle n’appréciait pas l’éclairage trop vif de la salle, ou peut-être était-ce l’odeur. Elle geignait rythmiquement puis se mit à hurler. Terrifiée par l’écho de ses cris que renvoyaient les murs, elle se convulsa de plus belle. « Oh ! Loretta, la gronda sa mère. Toi qui as été si mignonne jusqu’à présent. » Elle déplia le piétement métallique du couffin et le posa par terre pour le balancer ; mais Loretta devint simplement rouge tomate tout en agitant frénétiquement ses petits bras potelés. Laura tâta sa couche et soupira : « Puis-je la changer ici, Andreï ? »

Andreï était en train de se rincer le cou ; du coude, il indiqua un vide-ordures. Laura plongea la main à l’arrière du couffin et tira une couche de rechange du rouleau distributeur. « C’est chou », s’extasia Carlotta, venue lorgner par-dessus son épaule. « On dirait un store roulant.

— Ouais, dit Laura. Vous voyez, on presse ce bouton sur le côté et la petite couche molletonnée est éjectée. » Elle étala la couche sur une paillasse en stratifié et posa dessus Loretta. Qui vagissait, en proie à une véritable terreur existentielle.

Son petit derrière tressautant était tartiné de merde. Depuis le temps, Laura avait pris l’habitude de regarder la chose sans la voir. Elle nettoya prestement les dégâts avec un tampon huilé, sans rien dire.

Carlotta, dégoûtée, reporta son attention sur le porte-bébé. « Ouah ! C’est d’un compliqué, ce truc ! Ouah, dis donc, ces panneaux remontent pour le transformer en baignoire…

— Passez-moi le talc, voulez-vous. » Laura saupoudra le derrière du bébé et l’enveloppa dans la couche neuve. Loretta beuglait comme une perdue.

David vint à la rescousse. « Va te laver, je m’en occupe. » Un seul regard au masque chirurgical de son père et Loretta hurla de terreur. « Pour l’amour du ciel ! » s’exclama David.

[« Vous ne devriez pas faire entrer votre bébé dans une zone de risque biologique »], dit une nouvelle voix dans l’écouteur. « Vous croyez ? cria David. Ça, le port du masque ne va pas lui plaire, ça c’est sûr. »

Carlotta leva les yeux. « Je pourrais la prendre », hasarda-t-elle, doucement.

[« Méfiez-vous d’elle »], dit aussitôt leur liaison.

« Nous ne pouvons pas la quitter des yeux, expliqua David. Vous comprenez…

— Eh bien, reprit Carlotta, pragmatique, je pourrais coiffer le casque de Laura. De la sorte, Atlanta surveillera tous mes faits et gestes. Et dans l’intervalle, Laura sera de toute manière en sécurité avec vous. »

Laura hésita. « Mon écouteur est moulé sur mesure.

— Il est assez souple pour que je puisse le supporter un moment. Allez, je peux le faire, j’aimerais bien.

— Qu’en pensez-vous, là-bas ? » demanda David.

[« C’est moi, Millie Syers, de Raleigh »], leur dit la liaison. [« Vous vous souvenez ? John et moi, on était à votre Loge avec les enfants, en mai dernier. »]

— Oh ! bonjour ! dit Laura. Comment allez-vous, professeur Syers ?

[« Eh bien, je me suis remise de mes coups de soleil. »] Millie Syers rit. [« Et je vous en prie, ne m’appelez pas professeur, c’est très non-R. Toujours est-il que si vous voulez mon avis, je ne laisserais sûrement pas mon bébé aux mains d’une pirate informatique accoutrée comme une pute. »]

— Mais c’est une pute », fit David. Carlotta sourit.

[« Allons bon ! Alors, ça explique, j’imagine. Doit pas souvent en voir, des bébés, dans son boulot… Hmmmm, si elle coiffe l’équipement de Laura, je suppose que je serai en mesure de surveiller ce qu’elle fait, et si jamais elle tente quelque chose je pourrais toujours crier. Mais comment l’empêcher de se débarrasser des verres avant de filer avec la gosse ? »]

« Nous sommes au milieu d’un superpétrolier, Millie, remarqua David. Avec environ trois mille Grenadins autour de nous. »

Andreï quitta des yeux les couvre-chaussures qu’il était en train de lacer. « Cinq mille, David, rectifia-t-il par-dessus les sanglots perçants du bébé. Vous ne croyez pas que vous y allez un peu fort, tous les deux ? Toutes ces pinailleries sur la sécurité ?

— Je vous promets qu’elle ne risquera rien », intervint Carlotta. Elle leva la main droite, le majeur replié sur la paume. « Je le jure devant la Déesse. »

[« Dieu du ciel, c’est une de ces… »], dit Millie Syers, mais Laura perdit le reste de sa phrase car elle avait déjà retiré son casque. C’était un soulagement d’en être débarrassée. Elle se sentait libre et propre pour la première fois depuis une éternité ; une sensation bizarre, assortie d’une curieuse envie de se précipiter sous la douche pour s’y savonner de la tête aux pieds.

Elle riva son regard à celui de Carlotta. « D’accord. Je vous fais confiance, je vous confie ce que j’ai de plus cher au monde. Vous comprenez, n’est-ce pas ? Je n’ai pas besoin d’en dire plus. »

Carlotta acquiesça sobrement puis elle hocha la tête.

Laura se récura puis se mit rapidement en tenue. Les hurlements du bébé les chassaient de la salle.

Andreï les invita à emprunter un autre ascenseur, au fond de la salle de nettoyage. Elle se retourna une dernière fois à la porte et vit Carlotta qui, le bébé dans les bras, faisait les cent pas en chantonnant.

Andreï monta le dernier, se retourna, appuya sur le bouton. « Nous reperdons le signal », avertit David. Les portes d’acier coulissèrent.

Ils descendirent lentement. Soudain, Laura, choquée, sentit David lui donner tendrement une tape sur le cul. Elle sursauta, le fixa.

« Eh, chérie, murmura-t-il. On est hors antenne. Waouh ! »

Il était en manque d’intimité.

Et là, ils en avaient pas loin de trente secondes. Si Andreï voulait bien ne pas se retourner.

Elle le regarda, frustrée, avec l’envie de lui dire… lui dire quoi ? Le rassurer, lui dire que ce n’était pas si terrible. Et qu’elle ressentait la même chose. Et qu’ensemble ils pouvaient se serrer les coudes, mais qu’il avait intérêt à bien se tenir. Et que ouais, c’était marrant, et qu’elle était désolée d’avoir sursauté.

Mais rien de tout cela ne pouvait lui parvenir. Avec le masque chirurgical et les lunettes à résille d’or, le visage de David était devenu parfaitement étranger. Plus de contact humain.

Les portes s’ouvrirent ; il y eut une soudaine bouffée d’air et leurs oreilles claquèrent. Ils prirent à gauche dans un nouveau hall. « Pas de problème, Millie, dit David, distraitement. Tout va bien, laissez Carlotta tranquille… »

Il continua de marmonner sous son masque, hochant la tête et parlant dans le vide. Comme un cinglé. Étrange, l’allure bizarre que ça donnait quand on ne le faisait pas soi-même. Ce hall aussi avait l’air bizarre : curieusement tordu et bricolé, avec ce plafond de guingois, ces murs gondolés. C’était du carton, voilà – du carton kraft et du grillage fin, mais le tout recouvert d’une épaisse couche de plastique translucide et résistant comme l’acier. Les lampes du plafond étaient raccordées à des fils apparents, de vulgaires rallonges domestiques simplement agrafées puis fixées sous une bonne couche de résine peinte. Car tout cela tenait avec des agrafes, il n’y avait pas un seul clou. Laura effleura le mur, intriguée. C’était du plastique de qualité, dur et lisse comme de la porcelaine, et rien qu’au contact elle se douta que même un homme vigoureux n’aurait pu l’entamer à la hache.

Pourtant il y en avait une telle quantité – et le produit était si coûteux à fabriquer ! Ouais, enfin peut-être pas tant que ça – si vous n’aviez pas à payer d’assurance ni de charges pour le personnel, si vous n’aviez pas à fermer régulièrement pour des inspections, à rajouter des systèmes de sécurité doublés de dispositifs de surveillance à l’épreuve des pannes, si vous n’archiviez pas chaque modification en triple exemplaire. C’était sûr : même le nucléaire était bon marché quand on le traitait à la légère.