— Nous n’avons rien contre, dit Laura.
— Bien sûr que si ! Vous ne voulez pas d’une technologie simplifiée, bon marché. Il vous la faut chère, contrôlée, et totalement sûre. Vous ne voulez pas de paysans et de gosses des taudis avec ce genre de pouvoir issu de la technique. Ça vous fait peur. » Il indiqua la machette. « Mais vous ne pouvez pas gagner sur les deux tableaux. Toute technique est potentiellement dangereuse – même sans pièces mécaniques. »
Long silence. Laura se tourna vers Andreï. « Merci de nous avoir fait descendre ici. Vous nous avez fait toucher du doigt un vrai problème. » Puis elle se tourna vers Prentis. « Merci, Brian.
— Sûr. » Son regard quitta fugitivement ses seins. Elle essaya de lui sourire.
Prentis reposa soigneusement la colle. « Vous voulez visiter l’usine ?
— J’aimerais bien, oui », fit David.
Ils quittèrent le bureau, remettant leurs masques, et descendirent parmi les ouvriers. Le personnel n’avait pas grand-chose à voir avec des « gosses des taudis » ; c’étaient pour l’essentiel des cadres d’âge mûr, en majorité des femmes. Elles portaient un filet dans les cheveux et leurs blouses en papier avaient l’aspect lustré des anciens sacs à pain. Elles faisaient les trois-huit – un tiers des équipes se reposait dans des cabines isolées acoustiquement, entassées sous la fresque géante comme un banc de praires en polystyrène expansé.
Aidé de Millie Syers, David posa des questions techniques pertinentes. Pas de rejets de produits confinés ? Non. Des problèmes de rancissement ? Non, juste le pourcentage habituel de régression à l’état naturel – les bactéries modifiées avaient tendance à y revenir au bout de quelques millions de générations. Et des bactéries à l’état naturel ne produisaient pas – elles se contentaient d’assimiler et d’engendrer un poids mort. Laissées libres de se multiplier aux dépens de leurs congénères rentables, ces déviantes auraient tôt fait de s’imposer, aussi les chassait-on des cuves, impitoyablement.
Et qu’abritait le reste du Charles-Noguès, derrière les cloisons ? Eh bien, le navire était rempli d’un bout à l’autre d’unités analogues à celle-ci, toutes parfaitement isolées pour éviter toute contamination. D’ailleurs les rejets étaient soigneusement pompés en permanence d’une unité à l’autre – ils utilisaient les pompes d’origine du pétrolier, encore en parfait état de marche. Les dispositifs de confinement du navire, mis au point pour empêcher toute explosion due au gaz de pétrole, étaient idéaux pour un travail à risque biologique.
Laura cuisina quelques-unes des femmes. Aimaient-elles leur travail ? Bien sûr – elles bénéficiaient de toutes sortes d’avantages particuliers : rallonges sur leur carte de crédit quand elles dépassaient les quotas de production, liaison visiophonique avec la famille, prime exceptionnelle en cas de mise au point de nouveaux procédés… Est-ce qu’elles ne se sentaient pas cloîtrées au fond de cette cale ? Seigneur non, sûrement pas, comparé à la surpopulation des chantiers gouvernementaux en bout d’île. Et puis, il y avait les congés, un mois plein. Évidemment, ça grattait un peu, quand on ramenait cette dermatose…
Ils visitèrent l’usine plus d’une heure durant, escaladant les échaliers de bambou posés sur les poutrelles d’un mètre quatre-vingts de section qui renforçaient la coque. David s’adressa à Prentis. « Au fait, vous vouliez dire quelque chose au sujet des toilettes ?
— Ah ! oui, pardon ! Escherichia coli, c’est un hôte normal de la flore intestinale… Si jamais cette bactérie se répand, on a des gros problèmes. »
David haussa les épaules, gêné. « Le repas là-haut était très bon, je me suis gavé. Euh, mes compliments au chef.
— Merci », dit Prentis.
David toucha ses lunettes. « Je pense avoir à peu près tout pris… Si Atlanta a des questions, est-ce qu’on peut rester en contact ?
— Hummm… », fit Prentis. Andreï intervint. « C’est un peu délicat, David. » Il n’en dit pas plus.
David leur tendit étourdiment la main. Dès qu’ils furent repartis, ils virent Prentis se précipiter derrière sa cage vitrée et actionner son vaporisateur.
Ils rebroussèrent chemin jusqu’à la passerelle. Andreï était ravi. « Je suis content que vous ayez rencontré le Dr Prentis. Un homme entièrement dévoué à son travail. Mais on ne peut nier qu’il ait un peu la nostalgie de ses compatriotes.
— Il m’a semblé en tout cas manquer d’un certain nombre d’agréments, constata David.
— Ouais, dit Laura. D’une petite amie, par exemple. »
Andreï marqua sa surprise : « Oh ! mais le Dr Prentis est marié ! À une travailleuse de l’île.
— Ah bon, fit Laura, consciente de la gaffe. Ce doit être merveilleux… Et vous, Andreï ? Êtes-vous marié ?
— Seulement au Mouvement », dit Andreï. Il ne plaisantait pas.
Le soleil se couchait quand ils regagnèrent leur logis. La journée avait été longue. « Vous devez être fatiguée, Carlotta », dit Laura tandis qu’ils s’extrayaient, courbattus, du triroues. « Pourquoi ne pas entrer dîner avec nous ?
— C’est gentil de me le proposer », répondit Carlotta avec un doux sourire. Ses yeux étincelèrent et une légère roseur colora ses joues. « Mais je ne peux pas ce soir. J’ai une Communion.
— Vous êtes sûre ? insista Laura. Il n’y a pas de problème pour nous.
— Je peux repasser un peu plus tard dans la semaine. Et peut-être amener mon ami. »
Laura fronça les sourcils. « Je risque d’être appelée à faire ma déposition. »
Carlotta secoua la tête. « Non, sûrement pas. Je n’ai même pas encore été convoquée. » Elle se pencha depuis le siège du conducteur pour tapoter le couffin du bébé. « Allez, au revoir, bout de chou. Au revoir, tout le monde. Je vous appellerai, je pense… » Elle démarra en trombe, soulevant les gravillons, et franchit le portail.
« Typique », observa Laura.
Ils gravirent le porche. David sortit sa carte à clé. « Eh bien, cette Communion, ça paraît sacrément important…
— Non, je ne parle pas de Carlotta, ce n’est qu’une gourde. Je parle de la Banque. C’est un stratagème, tu ne vois donc pas ? Ils vont s’arranger pour qu’on fasse le pied de grue dans cette immense vieille baraque, au lieu de me laisser présenter ma défense. Et ils convoquent Carlotta pour déposer avant moi, histoire de bien marquer le coup. »
David se figea. « C’est ce que tu penses, hein ?
— Évidemment. Et c’est pourquoi Sticky nous a servi la virée touristique. » Elle le suivit à l’intérieur. « Ils sont en train de nous travailler au corps, David ; tout cela fait partie d’un plan. Cette balade, tout… Qu’est-ce qui sent bon comme ça ? »
Rita leur avait préparé le dîner : porc farci aux piments et persil, ratatouille créole, pain de ménage et soufflé au rhum en dessert. Le tout servi dans une salle à manger éclairée aux chandelles, sur une nappe propre et avec des fleurs. Impossible de refuser. Et de vexer Rita. Quelqu’un avec qui ils devaient partager la maison, après tout… À tout le moins, il fallait qu’ils en goûtent quelques bouchées, rien que par politesse… Et après toute cette prom infâme… Tout était si savoureux que ça vous faisait venir les larmes aux yeux. Laura dévora comme une ogresse.
Il n’y avait pas de vaisselle à laver. Les domestiques débarrassèrent tout, empilant les plats sur de petites dessertes en bois de rose.[4] Puis ils servirent du cognac et offrirent des havanes. Et ils voulaient aussi s’occuper du bébé. Laura ne les laissa pas faire.
4
Note de l’édition numérique. Le texte tel que présent dans le livre papier est « Les domestiques débarrassèreur de petites dessertes en bois de rose. ». Le texte en anglais est « And no dishes to wash. The servants cleared everything, stacking it onto little rosewood trolleys. They brought brandy and offered Cuban cigars. ». La phrase étant incompréhensible, suite à une probable erreur d’édition, elle a été retraduite en « Il n’y avait pas de vaisselle à laver. Les domestiques débarrassèrent tout, empilant les plats sur de petites dessertes en bois de rose. »